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Homo scepticus : les limites de l'émotion en nudge marketing

Publié par Clément Fages le | Mis à jour le
Homo scepticus : les limites de l'émotion en nudge marketing

Pas de surprise : l'émotion est centrale dans le marketing, et ses professionnels l'ont bien compris. Mais quels sont les fondements de l'engagement ? Quels sont les biais cognitifs les plus utilisés en neuromarketing, et pourquoi est-il risqué d'en abuser ?

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L'émotion est un déclencheur : selon son étymologie, c'est littéralement « ce qui met en mouvement », qui procure une « motivation ». Rien d'étonnant à ce qu'elle pèse de 70 à 90 % de l'acte d'achat, selon les études. Mais les émotions sont complexes. Il est aussi difficile de les définir que d'analyser ce qui les déclenche. Robert Plutchik a identifié quatre émotions primitives : la joie, la tristesse, la colère (dégoût) et la peur (surprise). Elles apparaissent chez de nombreux animaux, car elles permettent d'avoir des réponses adaptatives rapides, qui favorisent la survie : nous nourrir et nous reproduire nous procure du plaisir ; avoir de la tristesse et de l'empathie renforce le groupe ; la peur d'un prédateur ou la surprise vont mettre nos sens en alerte ; le dégoût que procure une plante vénéneuse nous tient éloigné de ces dangers. Dopamine, sérotonine, ocytocine, adrénaline... Nos gènes ont créé une « chimie » du cerveau, et ont programmé celui-ci pour avoir certaines réponses cognitives.

Des comportements exploités par les marketeurs, à commencer par Edward Bernays, le créateur de la propagande, fortement inspiré par les théories de Sigmund Freud, dont il est le neveu, et de Gustave Le Bon, auteur du livre Psychologie des foules . « Le cerveau, du point de vue biologique, n'a pas changé depuis l'époque où nous étions chasseurs-cueilleurs. L'idée d'un cerveau rationnel, liée à l'économie classique, n'est pas fondée. Votre cerveau fait plein d'erreurs de jugement, car son but est d'assurer votre survie. L'action l'emporte sur la réflexion : si vous entendez un animal faire bouger un buisson, mieux vaut courir que d'attendre de voir si c'est une biche ou un fauve ! De nombreux raccourcis mentaux sont le fruit de nos expériences, ou de ce qui nous a été transmis. D'où l'importance du groupe. Nous sommes des animaux sociaux. Nous survivons mieux ensemble. De là découle notre tendance au conformisme : vous avez besoin du groupe, vous n'allez pas prendre le risque de vous faire exclure », constate Riadh Lebib, docteur en neuropsychologie et consultant pour le cabinet SBT Human(s) Matter. « Pendant longtemps, cela n'a pas été un problème : la preuve, nous sommes toujours là ! Mais le contexte a changé. L'environnement est plus complexe : nous sommes plus nombreux, rassemblés dans des villes où l'activité est intense, sans parler du digital ! Il y a une saturation cognitive : une information en chasse une autre, et nous sommes toujours dans l'instant T. »

Le cerveau a ainsi tendance à privilégier le présent à l'avenir, d'où notre difficulté à arrêter de fumer ou à lutter contre le bouleversement climatique selon Albert Moukheiber, docteur en neurosciences et auteur du livre Votre cerveau vous joue des tours , dans lequel il explique l'importance des heuristiques : « Quand on prend un verre pour le porter à sa bouche, on ne calcule pas sciemment un angle d'attaque. On le fait, c'est tout. C'est approximatif, mais on y arrive ! Le cerveau procède énormément de façon heuristique, car il y a un coût à l'effort. C'est pour cela que les fakes news se partagent plus facilement (six fois en moyenne, ndlr) que les vraies : on ne voit pas le monde complexe tel qu'il est, mais tel que nous sommes. Face à une information partielle, notre cerveau veut compléter les trous. Si une solution facile s'offre à nous, nous la prenons. D'autant plus que moins on en sait, plus on a de certitudes, et on a tendance à ne retenir que les éléments qui confirment notre vision. »

Des biais cognitifs souvent utilisés

À l'instar des biais de confirmation, utiles pour le marketing politique, comme l'a montré Cambridge Analytica, de nombreux biais sont ainsi exploités : « C'est la tendance du nudge marketing : les magasins de souvenirs des musées sont à la sortie d'une exposition, car les gens ont eu le temps de développer un attachement émotionnel avec les oeuvres. On va aussi utiliser des biais de saillance : mettre en avant un produit avec 0 % de sucre, mais qui reste gras, ou l'inverse », avance Albert Moukheiber. « C'est pour cela qu'on affiche les prix au kilo : des marques vendaient plus cher les produits sur lesquels était indiqué "format familial". Quand elles ne réduisaient pas petit à petit la quantité en gardant le même emballage et le même prix ! Mais parfois la manipulation n'est pas voulue : dans une cantine, des études ont évalué l'évolution de la consommation de frites ou de salades, selon que ces produits étaient mis à hauteur des yeux. À chaque fois, c'était bien le produit le plus accessible qui était le plus consommé ! »

Des éléments d'autant plus intéressants quand on les compare aux résultats du 1er Baromètre Shopper in-Store Media et Ipsos, qui présente les principaux facteurs d'achat en magasin : si le prix et donc la promotion, sont les plus cités par les sondés (86 %), la facilité à trouver le produit (84 %) et l'humeur du moment (80 %) sont aussi décisifs. Et si vous irez plus facilement vers les produits avec lesquels vous avez une expérience positive, ou qui sont plébiscités par le groupe auquel votre instinct vous pousse à appartenir, il n'est alors pas étonnant que les dégustations (56 %), ou ce qui se trouve dans les autres caddies (23 %) soient des déclencheurs. Parmi les biais, Riadh Lebib cite aussi : « L'effet de halo, qui induit un transfert de valeurs. De là découle le biais d'autorité : utiliser l'image d'une personne riche, belle et célèbre, ou encore d'un médecin, ou de quelqu'un dont l'avis a plus de poids pour vous, et vous inspire confiance. Ou l'inverse quand il faut dénigrer ! Et il y a les biais de cadrage : 100 % des vainqueurs du loto ont tenté leur chance ! Oui, mais aussi 100 % des perdants ! »

Vers la fin du nudge ?

On évoquera enfin le fameux FOMO, qui joue sur l'aversion à la perte : plus que 2 places disponibles ou 2 jours pour profiter de cette offre. « Mais cela est désormais tellement connu, que le S3 des gens s'est développé. » Le S3 ? « Le "système 3", désigne les structures régulant les centres d'inhibition, les "pulsions". Nous avons un système 1, rapide et intuitif, et un système 2, plus posé et rationnel. C'est pour cela que le S1 prend souvent l'ascendant : en une fraction de seconde, il apporte une solution. Comme le cerveau cherche à minimiser sa consommation d'énergie, le S2 va souvent l'accepter, et chercher à se convaincre que c'est la bonne solution. D'où la nécessité d'un S3, que j'appelle la pédale de frein. Quand vous allez faire vos courses, et que vous tombez sur un yaourt au lait de yack par exemple. Vous ne prenez pas un grand risque à l'essayer, vous pouvez céder à une impulsion du S1, sans mobiliser le S2. Au pire, le S3 vous dira que vous tombez dans le panneau du marketing ! Mais si vous êtes face à un achat plus impliquant, comme celui d'une maison ou d'une entreprise... Vous avez intérêt à mobiliser le S2 et le S3 ! »

Mais face au réveil des consciences sociales et environnementales, même les achats anodins deviennent impliquants. Et eux aussi jouent avec la chimie des émotions, comme le révèle cette récente étude du CREDOC (Centre de Recherche pour l'Étude et l'Observation des Conditions de vie), titré : En 2019, le bonheur est associé au fait de mieux consommer. De quoi pousser les marques à privilégier le S2 au S1 ? C'est ce que pense Albert Moukheiber, qui milite pour un « design éthique, qui n'exploite pas certains biais psychologiques pour provoquer tel ou tel comportement. Je pense par exemple au scroll infini sur les réseaux sociaux, qui ne respecte pas les limites des ressources attentionnelles des gens. Mais cela vaut aussi pour Netflix, quand la plateforme vous rend captif de son écosystème et vous pousse toujours à regarder l'épisode suivant. Avec des designers, nous voulons développer des produits plus respectueux, quitte à perdre en engagement. On ne veut pas vendre à tout prix, ou chercher à maximiser l'utilisation d'un produit. L'utilisateur doit s'en servir, mais pas au-delà de ses vrais besoins. Cela peut se décliner partout : de la consommation de média aux textiles » , explique Albert Moukheiber, qui prend l'exemple de Veja : « Ils n'ont aucun budget publicitaire et ne fonctionnent qu'au bouche à oreille. Cet argent sert à réaliser une production éthique, même si cela représente pour eux un manque à gagner ! C'est d'ailleurs un bon révélateur : quand un patron ou une marque parle d'engagement, il est souvent plus intéressant de regarder les risques qui sont pris. Si la marque ne prend pas de risque à s'engager, c'est qu'elle fait du greenwashing. »



 
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