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[Interview] Bertrand Duperrin : "Il ne faut pas laisser le marketing s'occuper seul de la transformation digitale"

Publié par Philippe Crouzillacq le | Mis à jour le
[Interview] Bertrand Duperrin : 'Il ne faut pas laisser le marketing s'occuper seul de la transformation digitale'

La transformation digitale, pourquoi ? Comment ? Échecs et cas d'école. Réponses et bonnes pratiques avec Bertrand Duperrin, directeur du cabinet de conseil Nextmodernity.

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Juriste de formation, blogueur émérite depuis 2004, Bertrand Duperrin rejoint le cabinet de conseil Nextmodernity en 2010, après plusieurs années passées chez BlueKiwi, l'un des pionniers du réseau social d'entreprise. Il réalise des missions de conseil en management, technologies de l'information et de la communication auprès de grands comptes tels que Dassault Systèmes, Société Générale, La Poste... Pour Marketing, il analyse les tenants et aboutissants de la transformation digitale, un passe obligé mais parfois douloureux pour les entreprises.

On en parle beaucoup, sans toujours savoir de quoi il retourne. Qu'est-ce que la transformation digitale de l'entreprise ?

Bertrand Duperrin : Il s'agit, avant tout, de la transformation de votre business model. Vos process vont changer. La manière dont vous créez vos produits va changer. En un mot comme en cent, c'est la réinvention de l'entreprise. Et, de fait, il y a autant de définitions de la transformation digitale que de métiers dans l'entreprise. Le marketeur va vous dire que cela revient à créer un nouveau parcours, une nouvelle expérience pour le client...
La transformation digitale sera à l'origine d'une entreprise plus en réseau, plus collaborative. En externe, le marketing va repenser la relation client. En interne, cela affectera l'organisation des modes de travail. Mais l'un ne va pas sans l'autre. Transformer pour transformer ne marche pas. Il faut donner du sens et, en amont de tout process de transformation digitale, commencer par apprendre à travailler ensemble.

Qui doit porter le projet de transformation digitale dans l'entreprise ?

En premier lieu, la direction générale. C'est à elle qu'il appartient d'insuffler cette volonté de changement. Dans le meilleur des cas, il y a un board qui collabore (ce qui est loin d'être une évidence, dans la réalité) et des dirigeants visionnaires qui savent très bien anticiper ce qui va se passer. Ceux-là ne vous parleront pas de transformation digitale, car elle est déjà dans l'ADN de l'entreprise.
Prenons l'exemple de Danone, une multinationale présente dans 120 pays. En 2003, Danone lance le programme "Networking attitude" pour faire évoluer la relation de travail. À l'époque, on ne parle pas de réseaux sociaux. On part d'un principe : "Quand un manager a un problème, un autre manager dans le groupe doit bien avoir la solution", et cela marche. Autre exemple, aux États-Unis, avec General Electric (GE). C'est l'un des plus beaux cas de RSE (réseau social d'entreprise) jamais déployé. Et cela date des années deux mille ! Mais ce projet était tellement naturel pour l'entreprise que GE a à peine communiqué dessus.

A contrario, il existe aussi des exemples à ne pas suivre...

Oui, des entreprises qui, de par leur type de management ou la structure de leur organisation, se sont avérées incapables de regarder la réalité en face. Regardez les grands groupes de VPC, comme La Redoute ou Les 3 Suisses, face à une entreprise comme Amazon. Amazon est lancée en 1995. Au fil des ans, le groupe internet fondé par Jeff Bezos jette les bases de la relation client en ligne, déploie des nouveautés, comme le "one-click-buy", le moteur de recommandations met en place des programmes de fidélisation et développe des algorithmes extrêmement puissants. On ne peut pas dire que l'on ne les a pas vus grandir. Mais, dans certaines sociétés, on entendait des choses comme "ça n'arrivera pas chez nous", "on n'achètera jamais une télévision sur Internet". On voit le résultat aujourd'hui.

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Quels sont les nouveaux métiers liés à la transformation digitale ?

Vous m'auriez posé la question il y a quelques années, je vous aurais dit : le community manager. C'est tellement vieux ! À l'époque, les entreprises ne juraient que par l'audience en ligne, l'animation de communautés, le tout s'appuyant sur une logique de fans et d'engagement. Elles cherchaient des community managers dans tous les sens et elles se montraient souvent bien incapables de produire une fiche de poste.
Aujourd'hui, cette fonction s'est institutionnalisée. C'est un métier qui ne mène que très rarement à des fonctions de senior. Pour tout dire, le community manager en tant que tel est voué à disparaître. Tout simplement parce que demain, tout le monde, du collaborateur au manager, devra avoir les compétences nécessaires.
Le profil le plus recherché, en ce moment, c'est le data scientist. Nous vivons dans un monde où l'on génère de plus en plus de données partout, sur tout, volontairement, ou involontairement. Le data scientist est celui qui va donner du sens à la donnée. C'est un statisticien XXL, qui doit avoir à la fois des compétences informatiques et des compétences métier. Il doit être capable de trouver comment utiliser les données, c'est-à-dire comprendre à quoi elles peuvent servir et pour quel modèle économique. Aujourd'hui, un data scientist avec deux ou trois ans d'expérience peut espérer gagner entre 200 000 et 300 000 euros par an.

Comment le digital change-t-il le rapport de l'entreprise au client ?

Nous sommes entrés dans une économie de service. Quand elle traite avec Air France, Michelin ne vend plus des pneus mais un nombre donné de décollages et d'atterrissages. Telle entreprise ne vend plus des chariots élévateurs mais de la manutention. Telle autre ne fournit plus des machines-outils mais garantit une capacité de production. Au final, un commercial face à un client doit désormais piocher, packager, pour créer une offre sur mesure. Le client est devenu un marché à lui tout seul.
Avec le digital, vient le temps de l'expérience client, avant et après l'achat. C'est un élément qui doit mobiliser toutes les énergies de l'entreprise. Certaines l'ont bien compris. Comme Nike, qui a su personnaliser sa relation client grâce à la technologie en permettant à ses clients de télécharger leurs données de course via Internet. Ce qui a donné naissance à une véritable communauté en ligne.
Même chose chez Air France, une compagnie aérienne qui a pu être perçue comme étant assez distante dans le passé. Aujourd'hui, Air France joue la carte de l'interaction en étant présente sur Instagram ou en organisant sur les réseaux sociaux un grand concours avec Boeing. Toujours dans le domaine de l'aérien, l'exploitation des données peut aussi permettre d'anticiper la réaction d'un voyageur en cas d'incident. Devra-t-on le rembourser ou simplement lui proposer un upgrade ? On le voit, les possibilités sont infinies.

A lire aussi, sur la transformation digitale :

  • TNS Sofres accélère sa transformation digitale, ici
  • Digital, mot magique ou redoutable trompe-l'oeil? ici
  • Le Web'14 : The Gardian explique sa transformation digitale, ici
  • Oracle met la transformation digitale à l'honneur, ici

C'est un mal qui touche aussi le monde de la high-tech ?

Oui. Avant de lancer l'iTunes Music Store en avril 2003, Steve Jobs, le cofondateur d'Apple, est allé voir le patron de Sony de l'époque, Nobuyuki Idei. Il lui a proposé de faire partie du projet. Sony avait tout, les baladeurs numériques, les catalogues, mais a été incapable de faire la jonction entre les deux. Elle n'a pas pris Steve Jobs au sérieux et ça a tué son business. Même exemple pour Microsoft.
Leur point commun ? Ce sont des groupes qui fonctionnent (ou qui ont longtemps fonctionné) en silos. La transformation digitale, c'est la fin de tout cela. Pour employer un mot savant, le digital, c'est la "polymathie". C'est-à-dire la capacité, pour une personne ou une entreprise, à être savante dans plusieurs domaines en même temps. Regardez à quoi ressemblent les groupes qui marchent dans la high-tech ou dans l'Internet, les Apple, les Amazon, les Uber... ils pensent tout et en même temps !

Qui sont les grands gagnants et, par extension, les perdants de la transformation digitale au sein même de l'entreprise ?

Aujourd'hui, le débat n'est pas encore clos, mais cela se joue entre le marketing et l'IT. Avec un fort penchant pour l'externe, c'est-à-dire le marketing et la relation client. Pourquoi ? La raison est simple, pour qui regarde les choses sans trop de recul, le client est un revenu et le collaborateur est un coût. Demain, tout cela pourra être rassemblé sous l'étiquette d'un chief digital officer (CDO).
En revanche, pour l'heure, une chose est sûre : les grandes perdantes sont les RH. Dans un récent rapport du cabinet Altimeter, à la question : "Qui drive la transformation digitale dans les entreprises ?" le DRH n'apparaît même pas dans les réponses ! C'est certainement regrettable mais, à l'avenir, les RH risquent de se retrouver cantonnées aux missions de recrutement, de "compliance" et de gestion de la paye. La dimension culturelle de l'entreprise sera confiée au CDO. Elle échappera totalement aux ressources humaines. Ce service rendra des comptes à la direction financière et, par extension, devrait perdre son poste au board. C'est malheureux, car le développement du capital humain doit faire partie d'une stratégie digitale.
Le digital, cela veut dire quoi ? Que l'on est tous à égalité, dans une organisation transparente, fonctionnant sur une structure plate, avec de la capacité d'initiative et où chacun est seul à assumer ce qu'il fait. Comme le disait Eliyahu M. Goldratt, le père de la théorie des contraintes : "Ne vous attendez pas à ce qu'une application fonctionne dans un environnement où ses hypothèses ne sont pas valides." Aujourd'hui, les hypothèses du digital ne sont pas valides en entreprise. Il y a encore beaucoup de travail.

Comment cela ­peut-il se traduire pour les collaborateurs ?

C'est le concept de la symétrie des attentions. Il faut garder à l'esprit que vos collaborateurs ne donneront jamais à vos clients ce qu'ils n'ont pas reçu eux-mêmes. Il n'y a pas de bonne expérience client s'il n'y a pas de bonne expérience employé. Dans bien des entreprises, le management repose encore sur le "command and control", une capacité d'initiative a minima et la croyance que l'information est le pouvoir. Être un client apparaît comme un plaisir, mais être un collaborateur est un cauchemar.
Heureusement, certains dépassent cette vision. À l'instar de Zappos aux États-Unis, un acteur important du commerce en ligne. Chez Zappos, il y a une cohérence. On travaille dur, l'entreprise est très exigeante, mais les conditions de travail sont excellentes. Les compétences des collaborateurs sont valorisées en permanence avec, à la clé, une grosse responsabilisation de l'individu, qui est invité à devenir un véritable entrepreneur au sein de l'entreprise. Pour ceux qui ont envie de faire bouger les choses, c'est un modèle très épanouissant. La marque pousse la logique assez loin. Fin 2013, Zappos a mis en place ce qu'elle appelle une "holacratie". Il s'agit d'une transformation de l'entreprise visant à la rendre plus réactive, adaptable, efficace, en se concentrant sur les missions à réaliser plus que sur les rôles et postes. L'entreprise est composée de "cercles" en fonction des différentes activités, chaque individu étant, en fonction de ses compétences et ses besoins, membre de plusieurs cercles. Finis les intitulés de poste. Finie la hiérarchie. Chez Zappos, la seule chose qui compte, c'est que le client qui appelle ait le sentiment qu'il tombe sur un collaborateur heureux.

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