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[Interview] Mercedes Erra, fondatrice de BETC et présidente exécutive d'Havas Worldwide

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[Interview] Mercedes Erra, fondatrice de BETC et présidente exécutive d'Havas Worldwide

Encore installée faubourg Saint-Martin, Mercedes Erra nous a reçus pour un entretien sincère et chaleureux sur sa carrière, ses valeurs, sa vision des maux dont souffre notre société et le projet pharaonique d'installation à Pantin.

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Revenons à vos débuts, si vous le voulez bien. Après le bac, vous avez fait une prépa littéraire, puis exercé en tant que prof de français, avant de vous réorienter vers la pub. Pourquoi ce virage à 180°?

Mercedes Erra: (Sourire) Il faut préciser que je suis passée par HEC au milieu! Au fond, je ne rêvais vraiment pas d'être fonctionnaire. Je manquais de challenges, ce devait une vie trop tranquille pour moi. J'aimais bien enseigner mais au fond, j'avais encore plus envie de faire. Alors, j'ai passé le concours d'HEC, décroché une bourse et je me suis lancée. Au sortir de l'école, j'ai fait mon premier stage dans la pub, chez Dupuy-Compton (devenu plus tard Saatchi & Saatchi), et je me suis aussitôt dit: "C'est cela que je veux faire."

Que retenez-vous de votre cursus littéraire?

J'ai adoré mes années d'hypokhâgne et de khâgne. C'est une extraordinaire école de rigueur, plus peut-être que les études scientifiques. J'aime réfléchir, chercher à comprendre la nature humaine. Je suis passionnée par l'art de la persuasion... Je pense, ­d'ailleurs, que j'aurais été une bonne avocate. Le lien entre mes études littéraires et mon métier d'aujourd'hui, ce sont les sciences humaines.

Avec le recul, comment expliquez-vous ce coup de foudre pour la pub?

D'abord par la liberté de pensée et de parole que procure la position de celui qui conseille et oriente. Je n'étais pas assez obéissante pour être en entreprise chez l'annonceur. En agence, celui qui finit par décider de tout, c'est le consommateur et pour lui/elle, on a raison de se battre pour ses idées. Et puis, la publicité, c'est un métier de réflexion. Tout commence par une phase d'études, qui permet de bâtir une stratégie puis de proposer une création. Enfin, c'est un métier à risque ! On prend une orientation que l'on défend auprès de son client et, au final, on est jugé aux résultats. Petits, mes enfants me disaient que je passais tout le temps des examens.

Quelle est la clé du succès dans ce métier?

Je pense que c'est la qualité de la relation, l'ouverture à l'autre. Je les priorise dans mes recrutements.

Et son pire ennemi?

L'habitude. Si elles n'y prennent pas garde, les entreprises prennent des habitudes et s'ancrent dans une idéologie. Elles se figent.

L'injustice faite aux femmes est le premier problème de notre société.

Un souvenir d'idée que vous avez défendue contre vents et marées?

C'était dans les années quatre-vingt, chez Dupuy-Compton. Nous travaillions pour la marque de jeans Wrangler, dont le claim était "un jean taillé pour l'aventure". Je voulais mettre en exergue l'exceptionnelle durabilité de ces jeans et j'ai proposé l'image d'un squelette, posé dans le désert, portant un jean, intact. Le client avait peur... Mais il m'a finalement fait confiance. Plus tard, pour la même marque, nous avons créé cette très belle campagne mettant en scène un foetus dans le ventre de sa mère, vêtu d'un jean Wrangler. Avec le recul, je me dis qu'il nous a fallu un certain courage...

Avez-vous continué à enseigner?

Oui, je passe du temps à raconter la stratégie à Assas.

À l'heure où un Français sur trois s'est muni d'un adblocker, la publiphobie semble relativement forte en Europe et ailleurs. Cela vous agace-t-il?

Je trouve cela intéressant. Je suis plutôt du style à me demander pourquoi un nombre croissant de consommateurs pensent cela. La publicité doit être ­créative, intéressante, ­intelligente. Elle devient alors une arme redoutable pour faire fonctionner les entreprises, changer les comportements et lutter contre les stéréotypes.

Lutter contre les stéréotypes... C'est ce qui vous a poussée à vous occuper du Musée de l'immigration, vous qui êtes née en Catalogne et avez débarqué en France à l'âge de six ans sans parler un mot de français?

En 2009, j'ai été contactée par Jacques Toubon, alors président du conseil d'orientation de la Cité nationale de l'histoire de l'immigration, qui m'a proposé d'en présider le conseil d'administration. J'ai d'abord été très étonnée, puis séduite par le projet. J'ai aussitôt rebaptisé cette "cité" en "musée", un mot qui énonce d'emblée le regard historique sur la question. Je pense que le meilleur moyen de lutter contre les préjugés sur l'immigration est de dire la vérité, de raconter ­l'intégration, ­d'aligner les faits, de montrer - chiffres à l'appui - que les flux migratoires ne sont pas en augmentation. Ma conviction profonde est que le vrai problème de notre société, ce n'est pas l'immigration mais le blocage de l'ascenseur social.

Les prévisions d'investissements publicitaires des annonceurs, quasi atones en France, progressent timidement sur la moyenne européenne malgré le dynamisme du Royaume-Uni et de l'Espagne et, a fortiori, de l'Asie-Pacifique et de l'Amérique latine. Comment expliquez-vous ces contrastes?

L'obstacle à la croissance de notre économie, c'est le manque de confiance.

L'obstacle à la croissance de notre économie, c'est le manque de confiance. Tant qu'on ne croira pas, on ne croîtra pas. Nous payons le prix de mauvais choix passés qui ont fragilisé notre tissu industriel. Je pense, par exemple, à notre système juridico-fiscal, qui freine le développement des entreprises. Nous avons, pourtant, une immense force : le dynamisme de la création d'entreprises en France.

Quelles solutions proposeriez-vous si vous en aviez le pouvoir?

Il faut libérer l'entreprise aux niveaux administratif, social et fiscal. Comme Philippe Haghion - j'adhère profondément à sa pensée -, je pense qu'il est urgent d'instaurer, en matière de travail, une véritable "flexisécurité". Je déteste, par exemple, l'idée qu'une personne puisse être nommée "à vie" ou puisse avoir des "avantages acquis". Le mérite, ça devrait marcher partout !


Vous avez fondé BETC en 1995, aux côtés de Rémi Babinet et d'Éric Tong Cuong. Aujourd'hui, la première agence française, qui déménage en avril 2016 dans de splendides locaux de 18000 m2 à Pantin, emploie 750 salariés et compte parmi ses clients des marques aussi prestigieuses qu'Evian, Air France, Peugeot, McDonald's, Petit Bateau ou Louis Vuitton. Quelle est la ligne de conduite qui vous a guidée durant cet extraordinaire parcours?

Nous nous considérons comme des artisans de la qualité.

Nous nous sommes toujours efforcés de respecter notre métier, et avons embarqué dans notre bateau des personnes qui le respectaient aussi. Et puis, nous cultivons l'exigence. Nous nous considérons comme des artisans de la qualité. Rémi et moi - nous le savons - en sommes parfois fatigants pour les gens avec lesquels nous travaillons... Je ne vois pas tout ce qui sort de chez nous - et je sais bien que la confiance est clé -, mais je porte sur tout ce que je vois un regard d'exigence. C'est avec cette même exigence, d'ailleurs, que nous avons mené le projet d'aménagement de nos locaux de Pantin.

Quelle atmosphère avez-vous souhaité créer à Pantin?

Pantin est une immense plateforme internationale de création. Les talents sont difficiles à attirer: pour une entreprise, c'est un cadeau qui se mérite. Or, pour séduire les meilleurs, le cadre de vie est déterminant. Les gens sont de plus en plus sensibles à la décoration de leur intérieur, pourquoi seraient-ils moins attentifs à leur cadre de vie professionnelle? Nous en sommes persuadés, le beau est facteur de bien-être et engendre le beau. Alors, nous n'avons rien lâché. Quinze designers ont travaillé sur la conception du site. Rémi a suivi le chantier jour et nuit, et a tout choisi et validé, jusqu'aux plinthes et aux menus du restaurant : après plusieurs appels d'offres auprès de prestataires spécialisés, nous avons entamé une réflexion avec des restauratrices pour proposer tout autre chose... Nous accueillerons des chefs en résidence, qui proposeront une cuisine plus personnelle. La salle à manger non plus ne ressemblera pas du tout à une cantine d'entreprise : nous voulons que nos collaborateurs s'y sentent comme chez eux. Nous avons aussi aménagé une salle de sport, un grand jardin, des ruches... Nous avons aussi souhaité que l'agence soit intégrée à la vie locale de Pantin. Nous l'avons donc aménagée de telle sorte que les citadins traversent le hall d'accueil et que le rez-de-chaussée abrite des commerces, que nous avons également choisis nous-mêmes.

Quelles sont les valeurs managériales qui vous guident?

Un dirigeant doit apporter quelque chose, rester opérationnel, ne surtout pas lâcher le boulot.

L'exemplarité. Un dirigeant doit apporter quelque chose, rester opérationnel, ne surtout pas lâcher le boulot. La ­capacité à s'ajuster à chaque individu, également. L'enjeu est de comprendre ce dont chacun a besoin. Et enfin, le courage de dire non, et parfois même au revoir. Si on n'est pas fait pour la pub, c'est qu'on est fait pour autre chose. Chaque individu a un univers de prédilection et doit s'attacher à le trouver pour entrer dans un cercle vertueux : plus on a de talent, plus on en développe... C'est le rôle des parents d'aider chacun de leurs enfants à trouver sa voie.

Vous venez de parler du rôle de parent. Vous-même maman de cinq garçons, vous êtes une fervente ambassadrice de la cause féminine, vous êtes engagée dans le Women's Forum for the Economy & Society, l'Unicef, la Fondation Elle, le Comité français de Human Rights Watch, l'association Force Femmes... Pourquoi est-ce si important pour vous?

Parce qu'il existe une immense injustice faite aux femmes du monde entier, qui accomplissent 70% du travail et n'empochent que 10% des revenus. Cela m'indigne. J'en parle et en parlerai sans relâche.

Quelles sont les solutions pour effacer, peu à peu, cette injustice?

Il faut l'étayer de faits, de chiffres. C'est un long chemin de persuasion... Il est également nécessaire d'en passer par les quotas, eux seuls ont permis d'introduire un peu de mixité dans les conseils d'administration. Mais au fond, l'éducation est la clé. La condition féminine n'est pas enseignée à l'école, c'est un tort. Il faudrait aussi lui dédier un musée, une anthropologie. Et continuer à se rebeller. Je trouve les jeunes femmes qui arrivent dans la vie active un peu naïves, peu choquées par cette injustice. C'est le premier problème de notre société, et nous sommes encore trop peu à le dire.

 
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