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« Nous sommes au début d'un processus de fragmentation »

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Après s'être organisée autour de grandes machines sociales, la société se construit autour de groupes, communautés, tribus. Qui partagent les mêmes rituels, les mêmes plaisirs et le même imaginaire. Directeur du Centre d'Etudes sur l'Actuel et la Quotidien, Michel Maffesoli nous livre quelques clés pour comprendre cette évolution.

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Les nouvelles technologies, et notamment Internet, ont remis au goût du jour le terme de communautés. Comment expliquer la résurgence de ce terme ?


Il faut commencer par mettre en perspective l'évolution des sociétés. Durant les temps modernes, la tendance est à la construction de ce que j'appelle les grandes machines sociales, les institutions, la grande machinerie de la santé, la politique. Nous sommes alors dans une conception rationnelle de la société qui est mécaniquement organisée et qui tend vers un idéal lointain pour tous. C'est l'Etat Nation, avec une langue commune, la République une et indivisible. Depuis quelques années, nous assistons à une saturation de cette construction sociale d'où l'émergence dans des domaines variés, la musique, le sport, la vie sexuelle, de constructions reposant sur le proche et le sentiment d'appartenance. Cette tendance est à l'exact opposé du social tel qu'il s'est élaboré au XIXe siècle et dans les sociétés pré-modernes. Dans les jungles de pierre que sont les villes, il est nécessaire de récréer des tribus. Dans tous les domaines, il y a un retour au tribalisme. Le mot communauté n'est qu'une nouvelle manière de vivre ce tribalisme. Les grandes machineries qui rassemblaient d'une manière macrocosmique ne fonctionnent plus. Quand on regarde les histoires humaines sur 2 000 ans, on assiste, tous les deux ou trois siècles, au processus de mouvement de balancier. On voit ainsi émerger des cibles où fonctionnent des valeurs culturelles. Entre le XVIIe siècle et le mi-XVIIIe, les valeurs culturelles sont devenues homogénéisantes. Aujourd'hui, à la manière des pièces d'une machine, il y a une usure de l'homogénéisation et le retour de petites entités qui se forment autour du partage d'un sentiment ou d'une émotion. Cette situation crée un véritable effroi chez les politiques, les syndicalistes ou les hommes du marketing.

Des communautés aux sectes, il n'y a qu'un pa...


Les communautés fonctionnent sur des mécanismes qui agissent pour le meilleur et pour le pire. Dans les sectes, on retrouve de façon profonde la nécessité de gérer le sacré. Au XIXe siècle, cette gestion du sacré se fait dans les grandes institutions. Après la romanisation de l'Eglise, les paroisses deviennent plus froides. En réaction, on assiste à un développement sectaire qui va rapprocher le sentiment au plus proche. Aujourd'hui, dans nos sociétés où les partis politiques et les syndicats ne parviennent plus à rassembler, nous voyons des explosions ponctuelles de comités d'actions, de groupes caritatifs qui donnent, à quelques-uns partageant les mêmes valeurs ou les mêmes intérêts, l'occasion d'être ensemble. Prenons l'exemple de la communauté homosexuelle. Après les années de silence, nous avons assisté à son affirmation. Mais de fait, peut-on parler de communauté homosexuelle au singulier ? En fonction des goûts sexuels, nous voyons apparaître des communautés. Il y a une fragmentation dans tous les domaines. Et une multiplicité des groupes. En termes de logique et d'équation, nous sommes au début d'un processus de fragmentation. Le mécanisme tribal trouve avec Internet un outil formidable. En fonction des goûts et des envies, la technologie donne la possibilité de fragmenter de manière continue.

Dans ce nouveau contexte, que fait-on des outils d'analyse de la société ?


On continue, par la force des choses, à analyser avec des outils qui, à bien des égards, sont obsolètes. Les enquêtes, les sondages reposent sur l'individu, la classe, la catégorie, le plus petit dénominateur commun. Or chacun est fragmenté. Nous sommes à un moment où l'on virevolte d'une tribu à une autre. Quelques grands patrons sentent bien que l'instrumentation ne fonctionne plus, que nous avons besoin d'une évolution fondamentale.

A l'image des lobbys, ou des groupes d'intérêts américains, ces communautés peuvent-elles jouer un rôle véritable dans l'organisation de notre société ?


Les pays européens, et la France en particulier, laissent peu de place aux groupes de pressions, à l'esprit communautaire. Le problème des quotas en est aujourd'hui encore une excellente illustration. Or, on sent que la tendance sociétale est à la fragmentation.

Tout le problème est de savoir comment on la gère.


Les hussards noirs de la République ont passé sur la France le rouleau compresseur de l'uniformisation. Mais on n'évacue pas les particularismes, le retour de l'archaïsme, dans son sens initial, ce qui est "arkhé", le premier, le principe, le fondamental. Regardons avec attention ce que véhiculent la musique techno et les raves. Nous y verrions le retour du barbare, du tribalisme, la mise en commun des émotions. La rave dit en paroxysme ce que la société vit en mineur. Les transes, les danses sont là pour sonder le groupe, faire aimant. A tort, la majorité n'y voit qu'un prurit d'adolescents. * Professeur de sociologie à la Sorbonne, Directeur du Centre d'Etudes sur l'Actuel et le Quotidien (CEAQ) et du Centre de Recherche sur l'Imaginaire (CRI), Michel Maffesoli est l'auteur de nombreux essais, qui cherchent à décrire les modifications profondes du lien social (Le Temps des tribus, 1988, La Transfiguration du politique, 1992, Du Nomadisme, vagabondages initiatiques, 1997). Il vient de publier chez Denoël, L'Instant éternel, le retour du tragique dans les sociétés post-modernes.

 
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Rita Mazzoli

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