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«La démocratie est devenue émotive autant qu'élective»

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Francoscopie décrit les comportements des Français, leurs attitudes, leurs façons d'être et leurs valeurs. Pour sa douzième édition, Gérard Mermet dresse un portrait détaillé des «vrais gens» qui ont plus que jamais besoin d'une véritable révolution culturelle.

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Marketing Magazine Votre dernière édition 2007 commence par un éditorial titré «Millésime Exceptionnel». Pourquoi avoir choisi ce titre?

Gérard Mermet: J'indique ainsi que les élections feront de 2007 un millésime exceptionnel pour la France, quels que soient les résultats. Ce rendez-vous est, en effet, lourd de conséquences pour l'avenir du pays... Il existe souvent une concomitance entre les grands changements de société et les événements majeurs du calendrier, qui n'est pas due au hasard. Nous avons pu le constater en 2000, avec l'accélération de l'innovation technologique et de sa diffusion dans l'économie et dans la société. Tout se passe comme si les sociétés précipitaient leur mouvement naturel pour se préparer à ces événements, intégrer les évolutions en cours et commencer à se réorganiser. J'observe que c'est le cas de la France, où des thèmes, jusqu'ici peu présents, émergent véritablement, comme l'écologie ou, plus largement, la responsabilité à l'égard des générations futures. Il existe une formidable opportunité de remettre la France en ordre de marche, mais en même temps un risque considérable si elle se laisse dominer par ses vieux démons. Les enjeux n'ont jamais été aussi grands et la situation est inédite.

Pourquoi inédite?

Car les transformations que l'on observe aujourd'hui ne se sont jamais produites avec une telle ampleur. En tout cas, depuis deux siècles. En quelques années, nous avons changé de siècle, de millénaire, d'échelle, de monnaie, peut-être même de sexe! Le tout sur fond de bouleversement technologique. Ce qui se passe dans notre environnement économique, sociologique, culturel, tant sur le plan planétaire que national, n'a pas eu d'équivalent depuis la fin du XVIIIe siècle. Les technologies de l'information nous font passer dans un autre monde, qui reste à explorer. Il s'agit rien moins que d'un changement de civilisation.

Les Français ont-ils intégré ces changements fondamentaux?

Non, pas encore. Mais il va falloir qu'ils le fassent en essayant de comprendre quels sont les avantages de cette mondialisation-globalisation liée à Internet. Aujourd'hui, les Français y voient surtout les risques que cela peut représenter pour l'identité nationale. La mondialisation est surtout perçue comme la conséquence d'un libéralisme exacerbé, d'un capitalisme débridé, créateurs, d'inégalités, d'injustices et de risques. Les Français n'y voient guère d'avantages, comme la possibilité d'enrichir leurs connaissances, leur vie personnelle ou professionnelle.

2007 sera donc selon vous un renouveau pour la France?

Ce sera, en tout cas, l'occasion d'engager les nombreuses réformes nécessaires. Ce serait, en revanche, un échec si la France s'installait durablement dans une spirale infernale de déni de réalité et de radicalisation des attitudes. Nous avons besoin d'une véritable révolution pour nous adapter au monde tel qu'il est devenu. Nous avons la capacité de le faire même si aujourd'hui nous nous sommes un peu assoupis.

Quels grands changements avez-vous observé entre Francoscopie 2005 et Francoscopie 2007?

Tout d'abord, la place considérable prise dans la vie quotidienne par les objets et les services issus des nouvelles technologies. Elle bouleverse notre relation au temps, à l'espace, à l'information, aux autres mais aussi à nous- mêmes. J'observe aussi l'accroissement rapide de certains écarts. Celui existant, par exemple, entre les citoyens et les institutions, qui s'est même transformé en fossé. Mais aussi l'écart entre la réalité et la perception de la réalité. Ce dernier point est même l'un des problèmes fondamentaux de la France d'aujourd'hui. Enfin, l'écart entre la vision collective et le vécu individuel s'est également accru. Mais c'est là une de nos singularités nationales qui me pousse à être optimiste.

Gérard Mermet, sociologue

@ Marc Bertrand

Gérard Mermet, sociologue

Parcours

Né le 27 juin 1947 à Lyon. Marié, 2 enfants.


Formation
Ingénieur Arts et Métiers (Cluny, Paris).
MBA Columbia University (New-York).


Analyste du changement social, des modes de vie et des systèmes de valeurs. Conseil d'entreprises (cabinet Francoscopie). Missions internationales pour le compte du ministère des Affaires Etrangères: Hong-Kong et Chine (1995); Canada (1996); Australie et Nouvelle-Zélande (1997); Russie (2004).


Publications récentes
Francoscopie 2007. Tendances (les nouveaux consommateurs). Larousse, éditions 1996 et 1998. Révolution! Pour en finir avec les illusions françaises. Editions Louis Audibert, janvier 2006. La piste française. First-Documents, 1994. Euroscopie. Larousse, 1991.

«Aujourd'hui, l'attitude des citoyens est de plus en plus consumériste.»

Pourquoi?

Les impressions des gens diffèrent souvent de la réalité, telle qu'on peut l'approcher avec des indicateurs objectifs. Ainsi, la perception collective est que la France va mal, mais les Français pris individuellement se disent satisfaits de leur vie. Le problème est qu'ils sont, pour la plupart, persuadés que leur pouvoir d'achat a diminué, ce qui n'est pas conforme aux données de la Comptabilité nationale. La consommation se porte bien. C'est la conséquence de l'existence d'un pouvoir d'achat, d'un vouloir d'achat et d'un savoir d'achat.

Un potentiel d'amélioration qui s'est donc installé depuis deux ans.

Oui. Il y a deux ans, la prise de conscience était plus «souterraine». On peut espérer qu'on arrive à la fin d'une longue période de transition difficile. La France effectue un travail sur elle-même. Il lui reste aujourd'hui à résoudre deux problèmes essentiels: son incapacité à vivre ensemble et à se projeter dans l'avenir.

On est incapable de se projeter dans l'avenir et pourtant les Français se projettent de plus en plus dans les mondes virtuels...

Nous vivons dans un contexte difficile et peu favorable. D'un côté, une sorte d'anémie économique, avec un taux de croissance trop faible. De l'autre, une anomie sociale, au sens qui avait été défini par Durkheim, c'est-à-dire une difficulté des individus à vivre dans un cadre changeant et flou et de conduire leur propre vie. Les Français n'ont plus de système de valeurs collectif; ils sont, en outre, à la recherche de leur propre identité. Et souvent, une seule identité ne suffit plus. Nous sommes des êtres multiples. D'où la création d'avatars électroniques, de pseudos sur les forums, etc.

Vous écrivez que nous vivons dans une société où le fantasme et rémotion empêchent parfois d'appréhender la réalité. L'explosion des sites tels que Second Life en est donc un exemple?

Les vies sont plus longues. Il faut aussi qu'elles soient plus riches. Nous sommes à la fois dans une société de consommation et dans une «société de consolation». Il faut bien meubler ce temps considérable dont nous disposons. Les Français ont plus envie de «résonner», c'est-à-dire d'entrer en résonance avec leur environnement, que de raisonner en dignes descendants de Descartes.

Vous évoquez d'ailleurs une société de «désir et de frustration» due aux décalages entre les désirs nés de la société de consommation et le manque de temps ou d'argent...

La diminution du temps de travail a entraîné une augmentation du temps libre. Les Français se sont rendus compte que ces heures de loisirs coûtaient cher! De fait, le pouvoir d'achat disponible par heure de loisir a baissé, alors qu'il a continué d'augmenter par heure de travail. Ce décalage a créé une frustration entre le désir de consommer et la capacité à le satisfaire, dans un contexte de résistance croissante du consommateur au système marchand. On peut ainsi se demander si l'augmentation du temps libre se traduit pour le bénéficiaire par une plus grande liberté ou par un asservissement accru. Cette évolution a aussi été nourrie par les entreprises et les marques qui ont trop utilisé le levier du désir. L'environnement social et commercial est ainsi plus «exhausteur» qu'«exauceur».

Comment expliquez-vous le fait que le marketing n'est pas en phase avec les consommateurs?

Parce qu'il a pris de mauvaises habitudes. Il a vécu longtemps dans un contexte qui lui était favorable. Il n'a pas toujours tenu ses promesses, engendrant de la frustration et de la méfiance. Il a aussi trop fait semblant d'être du côté du consommateur. Or, celui-ci n'est pas naïf. Tant que les marketeurs feront allusion à la ménagère de moins de 50 ans, le marketing n'évoluera pas. Le passage au «senior de plus de 50 ans» ne m 'apparaît pas comme un progrès considérable!

Vous écrivez que le coeur est devenu plus important que le cerveau. Que la démocratie élective devient une démocratie émotive avec des risques de dérive populiste. Pouvez-vous nous en dire plus?

Ce que j'observe depuis plusieurs années, c'est qu'il est de plus en plus difficile d'avoir un débat rationnel avec des arguments objectifs, ce qui peut sembler paradoxal dans la mesure où l'information n'a jamais été aussi abondante. Les acteurs et les médias ont accordé une prime à tout ce qui était émotionnel; rappelez-vous du «plombier polonais» pendant la campagne du référendum sur la Constitution européenne! Nous sommes dans une société de l'émotion, qui a en partie perdu la raison. Cela fausse les relations et conduit parfois à des décisions contraires au bon sens. C'est inquiétant pour la démocratie, qui est devenue émotive autant qu'élective. Avec des risques de dérive populiste.

Est-ce ce qui manque aux candidats des prochaines élections?

Je crains que l'on nous serve encore des discours un peu démagogiques. Cela ne doit pas empêcher de dire la vérité, d'expliquer les enjeux et de proposer des solutions pour le long terme, même si elles sont, a priori, impopulaires. C'est une question de responsabilité, mais aussi de morale et de crédibilité de la part des acteurs politiques.

Peut-on faire un parallèle entre le rapport qu'entretiennent les politiques avec les citoyens et les marques avec leurs consommateurs?

Il y a de moins en moins de différence de statut entre les «marques politiques» (personnes ou partis) et les marques commerciales, car l'attitude des citoyens est de plus en plus consumériste. Nous sommes engagés dans une évolution à l'américaine. Or, culturellement, nous ne sommes pas préparés à des relations citoyens-institutions de cette nature. Les institutions, de leur côté, ne sont pas prêtes à fonctionner comme des marques. Mais dans les deux univers, c'est bien sûr la relation (avec le citoyen ou le consommateur) qui est enjeu et qu'il faut améliorer.

Finalement, les problèmes que connaissent les personnages politiques sont assez semblables à ceux des marques.

Les hommes politiques veulent se rapprocher de leurs électeurs tout comme les marques veulent être proches de leurs consommateurs. Et les difficultés de créer et d'entretenir une image favorable et crédible concernent aussi bien les politiques que les marques. L'une des solutions est la pédagogie. De plus en plus, les entreprises devront expliquer le monde dans lequel le consommateur- citoyen évolue. D'autant que les institutions ne font plus correctement ce travail de pédagogie et qu'elles sont moins directement connectées au «vrai monde» que les entreprises, donc moins bien placées pour le raconter.

Et pourtant, ce n'est pas la fonction première des entreprises de faire ce travail d'explication.

Certes, mais je pense qu'elles vont devoir y participer, de même qu'elles devront avoir une action sur la restauration du lien social ou la réduction des inégalités. Certaines ont déjà commencé à le faire.

Il y a également ce point commun qui est l'environnement mis en avant par les politiques mais aussi par les marques.

On assiste à l'accélération d'un mouvement qui était déjà engagé de façon plus souterraine depuis quelques années. Il y a deux ans, la notion d'environnement n'était perceptible que dans les intentions. Elle s'installe aujourd'hui dans le débat et dans les comportements. Elle constitue un moyen de réintroduire le long terme dans le débat et de construire l'avenir sans le subir.

L'environnement va-t-il réellement se cristalliser en 2007?

Les Français ne sont pas inconscients; ils ont bien compris que la France n'avait pas suffisamment évolué par rapport au reste du monde développé, dans ce domaine. Ils sentent bien qu'il ne s'agit plus de faire des ajustements, mais une véritable «révolution». Mais ils attendent un signal pour se mobiliser à la fois collectivement et individuellement. Ce que l'on peut espérer, c'est que ce signal sera donné à l'occasion de l'élection. Le combat contre la dégradation de l'environnement constitue, en tout cas, une belle opportunité pour cette France engourdie. Espérons que les entreprises et les marques, comme les politiques, assumeront leurs nouvelles missions de pédagogie et se montreront courageuses et vertueuses.

Quelles seront les autres valeurs montantes?

Quelles que soient leurs convictions, les Français devront faire un diagnostic partagé, celui de la faillite du «modèle français» tel qu'il est devenu. Il n'est plus en phase avec les tendances lourdes de la société et ne tient plus les promesses républicaines qui l'ont fondé. Il faudra donc le réinventer avec, idéalement, une touche de «génie français»...

Les acteurs politiques et économiques ont-ils un rôle plus important que jamais à jouer?

Sans aucun doute. Pour les politiques, c'est l'occasion de se réconcilier avec les citoyens et de faire entrer la France dans une nouvelle modernité. Pour les entreprises, c'est aussi une opportunité extraordinaire de recréer des liens forts avec les consommateurs et de se démarquer. Si les marques adoptent une approche différente et remettent en cause les fondements et surtout les pratiques du marketing, elles peuvent trouver des axes de développement inédits. Là aussi, je suis confiant; une réflexion est en cours au sein de nombreuses entreprises et elle devrait bientôt aboutir.

«Mieux vaut bouger avec le vent que rester immobile dans un monde qui bouge.»

 
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Ava Eschwège

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