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Une expédition du temps jadis

C'était l'époque où appartenir au milieu industriel n'était pas en contradiction avec l'amour de la culture et la curiosité pour d'autres sociétés. C'est ainsi que se sont embarqués pour l'Océanie cinq bourgeois éclairés. Le Musée de l'Homme expose les résultats de leur voyage. Une occasion de réfléchir à une éthique de l'anthropologie.

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Dans les légendes bretonnes, les Korrigans sont des esprits. C'est ainsi que se nommaient les cinq membres d'une expédition faisant l'objet d'une exposition au Musée de l'Homme. Elle relate l'odyssée d'un tour du monde entre 1934 et 1936. Ce voyage est un exemple singulier de collecte, d'acquisition d'objets et de photographies effectués en Océanie. Ce style d'aventure, entre croisière et mission scientifique, ne pourrait plus avoir lieu aujourd'hui. Il en rend son histoire d'autant plus attachante. La goélette La Korrigane, ancien morutier islandais, quitte Marseille, le 28 mars 1934. A son bord, outre l'équipage, des bourgeois éclairés, Etienne et Monique de Ganay, Charles et Régine van der Broek et leur ami Jean Ratisbonne. Leur expédition soutenue par le Musée d'Ethnographie du Trocadéro, prédécesseur du Musée de l'Homme, se déroule dans l'enthousiasme des années 30. Ils traversent le canal de Panama et naviguent sur l'océan Pacifique pendant un an et demi. Ils parcourent la Polynésie, Tahiti, les Marquises, Fidji, puis la Mélanésie, Nouvelle-Calédonie, Nouvelles-Hébrides, Salomon, Amirauté, Nouvelle-Guinée. Ils reviennent à Marseille par les Indes Néerlandaises, Ceylan et l'Egypte, alors que les élections viennent de porter au pouvoir le Front Populaire. Le voyage de La Korrigane est l'une des dernières grandes expéditions avant la professionnalisation de l'ethnographie en France. Ses membres organisateurs appartiennent à l'aristocratie industrielle. Ils disposent de solides moyens financiers et d'un vaste réseau de relations. A cette époque, les expositions universelles célébrant les productions de l'Outre-Mer et de l'Occident remportent un grand succès. A la vision paradisiaque de la Polynésie peuplée de vahinés, maintes fois photographiées par les Korrigans, correspond l'autre versant, celui des "mangeurs d'hommes". « Dans le contexte actuel de mondialisation, les objets de cette exposition doivent nous inciter à nous poser des questions sur la diversité des concepts esthétiques servis par la grande habileté des artisans et des artistes océaniens pétris d'une autre façon de concevoir le monde. La mondialisation n'est pas nouvelle et l'art contemporain occidental doit beaucoup plus qu'on ne le pense souvent aux peuples du Pacifique. Leurs inventions techniques ne se limitent pas aux grands catamarans et au surf... L'exposition "Le voyage de La Korrigane dans les mers du Sud" constitue l'une des étapes d'un vaste projet scientifique commencé en 1996 et qui devrait s'achever en 2006 avec la publication d'un ouvrage. Il aura fallu cinq ans pour faire le bilan de ces collections et pour rassembler toute la documentation nécessaire à la préparation de l'exposition. Aujourd'hui encore, cette exposition est dispersée à travers le monde », explique Christian Coiffier, commissaire de l'exposition. Les Korrigans ont ainsi rapporté une documentation précieuse sur les sociétés océaniennes. L'exposition couvre les 450 m2 de la Galerie Océanie. La scénographie de Karen Guibert invite au voyage sur l'océan Pacifique grâce à l'évocation d'une coque de bateau. L'exposition débute par une mise au net du contexte historique et scientifique de la Korrigane. Elle s'attache ensuite à décrire le parcours suivi. Certains aspects de la culture et des spécificités des escales sont abordés par thèmes : le tiki, personnage légendaire à l'origine des îles et des hommes, le tapa, étoffe à la fabrication très particulière, la mer, la monnaie, la chefferie, les ancêtres... Viennent enfin les résultats scientifiques et artistiques de l'expédition. Cette exposition est l'occasion de réfléchir à la légitimité des collectes ethnographiques en Océanie et à analyser l'évolution du regard des Occidentaux sur les sociétés océaniennes. « Les expéditions scientifiques d'autrefois mélangeaient allégrement les genres : observation, mesures, exploration, récolte de spécimens et d'informations, collections naturalistes, ethnographiques, anthropologiques et archéologiques. Les lenteurs de la navigation ramenaient souvent la brièveté des escales à l'échelle inverse de la longueur des voyages. Ces opérations coûteuses et périlleuses devaient être rentabilisées par des retombées politiques, financières ou scientifiques. Dans de telles conditions, les collectes s'apparentaient plus à des razzias qu'à des enquêtes modernes de longue durée sur le terrain. Tout ce qui pouvait avoir de la valeur marchande, présenter du sens pour les voyageurs ou leurs mandants ou simplement offrir un aspect spectaculaire était bon à prendre : on le dérobait discrètement, on l'échangeait contre de la pacotille, on l'achetait à bas prix » écrit André Langaney directeur du Musée de l'Homme dans Voyages et pillages : pour une gestion éthique de l'anthropologie. Une réflexion on ne peut plus d'actualité puisque le Musée de l'Homme vient d'accepter de restituer à l'Afrique du Sud les restes de la dépouille mortelle de la Vénus Hottentote. "Le Voyage de La Korrigane dans les mers du Sud". Jusqu'au 9 septembre 2002. Musée de l'Homme, Palais de Chaillot.

Stirésius

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