Soif d'idéal
Les consommateurs cherchent à donner un sens à leur vie, au-delà du seul pouvoir d'achat. Ils désirent atteindre un idéal, mâtiné de relations humaines et d'une quête d'harmonie avec l'environnement. Les marques ont là un rôle à jouer. Le mariage de l'idéal et du marketing serait-il enfin concevable?
Quel rapport y a-t-il entre Alain Souchon, John Lennon et Victor Hugo? A priori, aucun. Et pourtant, tous trois ont tenté d'approcher une notion dont certains se méfient, mais qui est plus que jamais pressante: l'idéal. Souvenons-nous, en effet, du début des années quatre-vingt-dix, où le tube d'Alain Souchon Foule sentimentale... Soif d'idéal... résonnait sur les ondes. Vingt ans plus tôt, John Lennon avait lui aussi soulevé l'idée d'un peuple en quête d'idéal avec sa célèbre chanson Imagine. Quant à Victor Hugo, qui lâchait en 1875 que «les idéals sont divers», il «constitue le point de départ de toute réflexion sur l'idéalisme. Les idéaux sont innombrables, puisqu'ils touchent l'individu, mais aussi le collectif», souligne le philosophe Michel Lacroix, auteur du livre Avoir un idéal, est-ce bien raisonnable? (Ed. Flammarion). Pour ce dernier, la réponse est un «oui», sans appel.
«Parce qu'un idéal, c'est un moteur, un carburant qui aide les individus à avancer.»
Et pour cause, quarante ans après mai 68, ces derniers sont confrontés à une crise importante des valeurs, «ne relevant pas d'une remise en cause passagère, mais d'une mutation profonde de toute vision de la vie en société», glisse Jolanta Bak, fondatrice du cabinet de conseil en innovation Intuition. Les quinquas ont ainsi dû revoir leurs idéaux avec les années Tapi, la crise des années quatre-vingt-dix et le sida. Reste que cette recherche d'idéal existe et touche tous les pans d'une population confrontée à un monde de plus en plus chaotique. Françoise Dassetto, présidente de l'agence White Spirit, souligne ainsi que la société «ne nous indique plus la voie à suivre.» Résultat, «nous sommes confrontés à notre quête d'idéal». Et devons trouver tout seul le sens de notre vie.
@ (c) Didier Pruvot/Flammarion
Certes, pour certains - à l'instar d'Yves Bardon, International Qualitative Research Développer chez Ipsos -, «l'idéal évolue par contrainte car nous sommes dans une période désenchantée». Pour ce dernier, il reste peu de chose des rêves du nouveau millénaire, alors «comment imaginer une dynamique collective?» Et la quête d'idéal est limitée quand il faut boucler les fins de mois. Pourtant, nombreux sont ceux qui ont une vision optimiste de notre société actuelle.
Ouvrir le champ des possibles
Bien sûr, auparavant, il y avait «une idéologie du progrès», souligne le sociologue Jean Viard. La société savait où elle allait et les parents étaient convaincus que leurs enfants vivraient mieux qu'eux.
Néanmoins, il faut arrêter de voir l'avenir en noir! C'est là «un problème de la société actuelle, explique-t-il. Les gens sont convaincus qu'ils vont plus mal qu'avant.» Une idée fausse selon le sociologue. «Le monde ne va pas plus mal, constate-t-il. C'est la violence du monde qui est déplus en plus mise en scène.» Alors, si l'horizon n'est pas tout rose, il n'en demeure pas moins que l'homme a plus de libertés individuelles aujourd'hui, dont celle d'«écrire son destin», de «choisir», de «transformer le monde». Il peut désormais vivre plusieurs vies, tant amoureuses que professionnelles. Tel François-Xavier Demaison, qui a quitté son poste de fiscaliste chez Pricewaterhouse Coopers pour revenir à sa passion de jeunesse, le théâtre, et créer son propre one-man-show, avec succès, ou encore Philippe Guillanton, ex-directeur général de Yahoo! France, parti en Provence pour se consacrer à son domaine viticole.
Le psychologue Jacques Lecomte va également dans ce sens. Si, dans le passé, les enfants suivaient souvent la voie de leurs parents, aujourd'hui, ils sont libres de choisir leur métier. Ce qui ouvre le champ des possibles, tout en engendrant plus d'interrogations existentielles. Mais voilà, «nous ne savons pas comment transformer l'avenir», selon les termes de Jean Viard. Une idée que partage Françoise Vernet, directrice marketing et communication de Nature & Découvertes.
«La vie est un enchaînement de relations.»
Vers de nouvelles valeurs collectives
Dans une société postmoderniste, entre deux mondes, il n'y a jamais eu autant d'interrogations. D'autant que «très peu d'événements sont explicables. Du terrorisme aux fluctuations du Cac 40 en passant par la révolution technologique. Il y a du coup une très grosse attente de sociabilité et de création de tien», ajoute Jolanta Bak. De nouvelles valeurs collectives sont donc en construction. Car à l'heure de la célébration du soi, de l'individualisme à outrance, les idéaux sont étonnamment souvent collectifs. D'après Michel Lacroix, «l'idéaliste est même amené à dépasser ses petits objectifs personnels et étendre ses idéaux à son pays, sa race, l'humanité tout entière». Dans une société taxée d'individualisme, les mouvements activistes n'ont jamais été aussi dynamiques, l'adhésion à des associations aussi forte. Et ce, quel que soit l'âge. «Même les jeunes sont volontiers idéalistes. Es se méfient certes des grandes idées, mais ont envie de croire en quelque chose qui les dépasse afin de pouvoir construire leur vie», ajoute Michel Lacroix. C'est d'ailleurs ce dont témoignent six jeunes interviewés dans le dernier numéro de la revue Canopée éditée par Nature & Découvertes, pour qui, comme l'écrit la journaliste Nathalie Calmé, «la quête de sens est au centre de leur existence.»
En outre, le champ des idéaux se répartit en deux catégories. Celle qui vise à transformer la vie en commun (les idéaux du «nous»), l'autre touchant la vie personnelle (les idéaux du «moi»). «Il est possible de s'épanouir dans ces deux voies à condition d'accompagner cette quête d'idéal de lucidité», prévient Michel Lacroix. «Chacun donne du sens à sa vie à sa manière, poursuit Jacques Lecomte, psychologue et auteur de l'ouvrage Donner un sens à sa vie. Pour un bon équilibre, il faut s'occuper à la fois de soi et des autres.» Ce qui veut dire que l'on peut donc très bien viser une quête de développement personnel et une quête d'engagement social avec une démarche altruiste. La réalité la plus saine revient donc à arriver à faire les deux, afin d'engendrer une sorte de cercle vertueux. Une chose est sûre, avoir un idéal, se construire un destin, F est impératif pour bien vivre. C'est même une évidence. Sinon, à quoi bon vivre?
Idéal relationnel
Parmi les idéaux de notre société moderne, la recherche de lien ainsi que l'environnement tiennent le haut du pavé. «De nouvelles valeurs émergent, comme la recherche de lien social, car ce dernier a été très abîmé ces derniers temps», confirme Jolanta Bak. La convivialité sur Internet en est un exemple, à l'instar des réseaux sociaux type Facebook qui explosent, mais qui demeurent néanmoins des contacts virtuels. «Les gens sont tellement seuls devant leur ordinateur et leur télévision, qu'ils veulent du contact humain», observe Françoise Vernet. Un avis partagé par Jean Viard qui parle même d'«idéal relationnel». Si l'objectif consiste avant tout à se transformer soi-même, il ne s'inscrit pas dans une démarche égoïste, mais au contraire dans une démarche altruiste. Alors oui, chacun cherche effectivement à devenir un être accompli - «C'est le grand idéal d'aujourd'hui», admet encore Jean Viard -, mais le but essentiel demeure la relation aux autres. A l'instar des artistes qui créent non seulement pour eux mais aussi pour partager avec les autres.
Evidemment, pour beaucoup, l'objectif est d'accéder à un statut ou encore d'accumuler le plus de richesses possible, de posséder et de le montrer. Mais ce but pourrait bien, dans peu de temps, ne plus concerner qu'une minorité et être supplanté par le désir de créer, de vivre dans un meilleur rapport aux autres et à l'humanité. Dans tous les cas, l'idéal constitue «avant tout la réalisation de soi», observe Elisabeth Laville, fondatrice du cabinet de conseil Utopies. Sans pour autant négliger l'autre. «A un consumérisme ostentatoire, un style de vie bling bling, on préfère aujourd'hui le conscientious living, autrement dit un style de vie mesuré entre la consommation et la recherche de sens, centré sur plus d'écologie et requérant davantage de discernement personnel», témoigne Jolanta Bak. Pour elle, Bill Gates, avec son look d'éternel étudiant, sa fondation caritative, sa non-retraite au profit de l'Afrique, incarne ces aspirations.
Alors, si dans de nombreux domaines encore - notamment professionnel -, une pression sociale persiste pour inciter les gens à plus de réalisme, la tendance pourrait bien se renverser. Car «il faut être idéaliste dans notre société!», affirme Jacques Lecomte. Selon lui, les gens les plus réalistes sont ceux qui ont un grand idéal. Conscients de l'état du monde, ils seront prêts à se transformer pour parvenir à cet idéal. Il faudrait au moins parvenir à un équilibre, c'est-à-dire «avoir de l'idéalisme et du réalisme pour ne pas se leurrer», explique Elisabeth Laville. «Avant, on voulait changer le monde, souligne Jean Viard. Aujourd'hui, on veut se transformer soi-même». En somme, habiter le monde et non plus le transformer.
@ (c) Philippe Zamora
Pour répondre à cette attente, l'idéal fédérateur est bien l'environnement, le «green» comme on l'appelle aussi. «Une valeur née de l'égoïsme de l'homme. Elle est universelle, même dans les pays pollueurs», glisse Jolanta Bak.
L'écologie, l'idéalisme moderne
Un avis partagé par Michel Lacroix, convaincu que l'écologie fait partie de l'idéalisme moderne. «L'idéal révolutionnaire évoquait la transformation radicale de la société. L'idéal de développement durable est un idéal en harmonie avec ce qui existe déjà, remarque-t-il. Avant d'ajouter: «Cet idéal s'inscrit très profondément dans l'individu contemporain.» En outre, cet idéal d'harmonie est aussi transgénérationnel, puisqu'il implique toutes les générations dans la préservation et la sauvegarde de la planète. Françoise Dassetto parle de recherche d'osmose avec la nature, entrant dans une logique de vie plus harmonieuse avec son environnement. Un «Green Living», selon l'agence White Spirit, qui va «se vivre notamment à travers la consommation et une nouvelle éthique». Pour preuve, les alterconsommateurs, les consom'acteurs ou consommateurs citoyens qui ont tous des idées fortes et cohérentes avec leurs actes. Tous n'établissent-ils pas un lien entre consommation et projet social? Entre les déconsommateurs qui adhèrent à une simplicité volontaire, les consommateurs responsables qui pensent croissance durable, les acheteurs éthiques qui agissent pour un meilleur partage avec les populations du Sud, il n'y a que l'embarras du choix.
Les marques doivent donc être à la hauteur! En effet, si certains peuvent voir d un mauvais oeil le fait de les impliquer - elles et le marketing - dans cette noble quête de sens et d'idéal, il n'en demeure pas moins que les actes de consommation de chacun contribuent à nourrir cet idéal. Les entreprises ont bel et bien une incidence sur l'environnement. Il peut paraître ambitieux de dire qu'elles peuvent changer le monde. Mais, «en même temps, n'ont-elles pas le pouvoir de contribuer à le dégrader ou à l'améliorer un peu?», s'interroge Elisabeth Laville.
Whole Foods Market s'inscrit ainsi pleinement dans cette tendance du «Green Living». Cette enseigne de grande distribution américaine se dit portée par une mission, comme l'indique son slogan «More than just food». Elle se veut visionnaire en ne proposant que des produits sains et naturels, et en offrant une vision positive de la nature, dans une logique d'abondance. La grande distribution serait-elle légitime pour porter une vision d'un monde meilleur, pour aider les consommateurs à avancer dans leur quête d'idéal? Pour l'agence White Spirit, cela ne fait aucun doute. Le «Green Living» serait même, selon elle, «le nouveau cheval de bataille de la grande distribution».
Les marques, porte-drapeau du «Green Living»?
Si l'idée peut paraître un brin osé, les exemples sont nombreux pour prouver son bien-fondé, notamment aux Etats-Unis, où l'on assiste à un retour des produits frais et des produits fermiers. Chez Oxbow Public Market, Urban Rustic ou encore Dean & Deluca, les produits vendus proviennent de producteurs locaux. O'Naturals se positionne quant à elle comme une chaîne de fast-food n'offrant que des produits bio et naturels. Et Hannaford a mis en place un système de notation des produits en fonction de différents critères qualitatifs. Enfin, dans le même temps, Marks & Spencer a initié son «plan A» («parce qu'il n'y a pas de plan B pour la planète»), visant notamment à devenir une entreprise neutre en carbone d'ici 2012, au Royaume-Uni et en Irlande, ou encore à réduire ses déchets et à ne vendre que des produits équitables. Des marques pourraient donc bien suivre leur exemple, comme l'on déjà fait Ben & Jerry's, The Body Shop et Stonyfield Farm. La tendance apparaît même au pays de la beauté, où Sephora a annoncé le lancement de «Sephora Green» et propose déjà des produits «verts», comme la ligne de soin Care, de Stella McCartney.
Idem chez Natura qui souhaite faire partie de «la communauté des gens qui veulent changer le monde». L'entreprise de cosmétiques est engagée dans le développement durable, puisqu'elle «vend avant tout de la relation», selon sa directrice générale, et travaille «sur des valeurs universelles que sont le plaisir, la relation et l'environnement». Tout cela à travers une philosophie claire: «La vie est un enchaînement de relations». C'est aussi cette idée qui domine chez Nature & Découvertes. Du reste, Françoise Vernet déclare ressentir depuis dix-huit mois cette montée en puissance d'une recherche d'harmonie des consommateurs avec leur environnement. L'enseigne cherche ainsi à les accompagner à travers son offre de produits, et j son programme «Instants Nature» qui rassemblent 210000 membres, et laissent une large place au partage. D'ailleurs, son magazine Canopée communique une vision prospective plus poussée de Nature & Découvertes, s'interrogeant plus particulièrement sur les manières dont l'homme arrivera à vivre son équilibre avec la nature et concilier ses idéaux.
Qu'elles le veuillent ou non, les marques sont désormais tenues pour coresponsables du monde tel qu'il va. Elles n'ont donc plus d'autres choix que de prendre position et d'affirmer au nom de quelle vision du monde, ou de quel idéal, elles produisent. Certaines l'ont déjà compris. A l'instar de Danone, via sa marque de yaourts bio Les deux vaches. Le géant de l'alimentaire a, en effet, annoncé qu'une gamme de textile au nom de sa marque de yaourts sera proposée pour femmes et enfants dès l'été prochain. Porter un vêtement Les deux vaches montrera ainsi qu'on adhère à un certain idéal, et par là même à la vision de la marque et à ses engagements. D'aucuns pourraient s'affliger de voir des marques s'emparer de la quête d'idéal. Reste qu'elles constituent un acteur clé de notre économie de marché, dont l'acte de consommation est quotidien. D'ailleurs, comment acheter des produits correspondant à nos convictions si les entreprises n'en proposent pas? Elles ont un rôle à jouer que personne ne peut négliger. A commencer par elles...
Françoise Vernet (Nature & Découvertes):
«Les gens sont tellement seuls devant leur ordinateur et leur télévision, qu'ils veulent du contact humain.»