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Nous sommes aussi, et peut-être surtout, des citoyens

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Professeur à l'EM Lyon, Gilles Marion publie Idéologie Marketing, un ouvrage critique sur le marketing. Ou du moins sur ses pratiques. Qui oublient trop souvent l'ambivalence du citoyen-consommateur.

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Pourquoi avoir commis ce livre aujourd'hui ? Ou plutôt, où est l'urgence de dire qu'il existe une idéologie marketing ?


GM : La généralisation du marché concurrentiel, comme mode principal de coordination sociale, s'accélère depuis la disparition de l'adversaire historique du capitalisme. Du coup, les tenants du libéralisme économique voudraient faire croire que l'histoire est terminée et qu'il suffit de persister dans cette voie. Du point de vue du marketing, cela signifie : mettre du marché partout et transformer tout le monde en consommateurs. La conséquence, c'est l'exacerbation de l'individualisme. Or, nous sommes aussi, et peut-être surtout, des citoyens. Qu'est-ce qu'un bon citoyen ? Celui qui dispose d'un esprit critique et qui est difficile à gouverner. Il est indispensable de revitaliser la critique. Le dernier livre qui évoquait cette question, “Le prince bureaucrate” de Romain Laufer et Catherine Paradeise, date de 1982. Interpeller les marketers tous les 20 ans ne me paraît pas excessif.

Comment expliquez-vous que le marketing ait si mauvaise presse ?

GM : Progressivement, le marketing s'est généralisé. Dans les années 70, les gens se posaient des questions sur le marketing. Il fallait acheter des bouquins pour savoir. Aujourd'hui, en feuilletant Le Figaro Madame, vous avez les concepts essentiels du marketing. Prenons un concept aussi simple que le positionnement. Ce mot est utilisé par les gens des sciences politiques, les journaux, les journalistes et dans tous les talk-shows. Le lexique a migré, s'est vulgarisé, le savoir sur le marketing aussi. Lorsque les étudiants arrivent, ils connaissent déjà la moitié des mots propres au marketing, sinon leur sens et les pratiques auxquelles ils renvoient. Il y a une vulgarisation et un partage de savoir sur ce qu'est le marketing dans la population la plus large.

Le marketing aurait-il franchi la ligne blanche ?

GM : Il n'y a pas de “bande blanche” bien précise. C'est bien là la question. Si c'était le cas, il suffirait de légiférer. Ce qui est en question, c'est cette idéologie diffuse, cette mentalité que l'on appelle le consumérisme, laquelle est soutenue par l'idéologie marketing et dont la doctrine marketing fait la promotion. En revanche, on peut souligner deux enjeux précis qui doivent mobiliser la critique. D'abord le rôle des marketers vis-à-vis d'une de leurs cibles favorites : les enfants, qui ne sont ni des consommateurs, ni des citoyens à maturité. Je crois savoir que les marketers ont aussi des enfants, ça devrait les aider à réfléchir. Ensuite, les conséquences de la culture de consommation, encouragée par le marketing, sur notre environnement actuel et futur. Pour prendre un exemple, une étude allemande montre qu'un yaourt aux fraises de 150 g parcourt 9 000 km avant d'arriver sur la table du consommateur, si on prend en compte l'ensemble du transport de tous ses ingrédients. Inutile d'en rajouter pour imaginer les conséquences en termes de pollution routière.

Le marketeur ne risque-t-il pas un jour ou l'autre de se trouver face à des problèmes de responsabilité ?

GM : Il ne va pas se retrouver, il est déjà devant un problème de responsabilité, même si tout est fait pour obscurcir les termes de cette responsabilité. Le fait d'élucider, de clarifier, de mettre en évidence les dimensions de cette responsabilité, cela fait partie du boulot des marketeurs, des enseignants-chercheurs du marketing et des jeunes gens qui vont entrer dans la profession. Une épreuve de lucidité s'impose. Elle est indispensable car, si les gens de marketing ne le font pas, d'autres le feront avec des gros sabots, avec des erreurs qui seront dommageables non seulement pour le marketeur mais pour tous.

Qui pourrait faire le ménage devant la porte du marketing si les marketeurs ne le font pas ?

GM : Il me semble qu'en l'absence d'un regard réflexif, critique sur toute pratique, se manifeste ce que la psychanalyse appelle le refoulement, lequel peut prendre des formes pathologiques. Par analogie, ces choses que le marketeur veut oublier et que la culture de consommation veut repousser conduisent immanquablement au retour du refoulé. La forme ténue et harmonieuse de ce retour, c'est ce que j'ai décrit comme la formation de compromis. Les formes moins consensuelles sont celles de la révolte avec les diverses manifestations que j'évoque : la contestation de la signification assignée aux objets, le rejet des usages imposés, le détournement de la publicité, voire les rodéos dans les vitrines. Les formes plus militantes sont celles des associations de consommateurs, des alter-mondialistes ou des tenants de la dé-consommation et de la dé-croissance. Je ne connais aucun marketeur susceptible de raisonner sans l'imaginaire de la croissance. Il faudra bien qu'ils s'y mettent un jour ou l'autre.

Alors que le marketing se généralise, le consommateur, lui, devient, selon vos termes, un acteur ingérable. Comment en est-il arrivé là ?

GM : C'est un double mouvemement. Le consomateur est malin, il décode, il comprend, il analyse, il prend des distances. Ensuite, les modèles utilisés par les gens de marketing, les publicitaires et tous les commentateurs qui parlent de cet individu que l'on appelle le consommateur, sont de moins en moins bons. Il est donc ingérable par l'évolution de sa nature même et parce que les lunettes utilisées pour le regarder fonctionner ne permettent plus de le voir d'une façon claire. Elles sont de plus en plus rayées, opaques et obscures.

Pourquoi ne pas changer de lunettes ?

GM : Quand on veut apprendre de nouveaux modèles, c'est-à-dire changer de lunettes, le plus difficile, ce n'est pas d'apprendre à porter de nouvelles lunettes, c'est d'enlever les anciennes. Désapprendre, c'est très compliqué, surtout lorsque vous avez utilisé les mêmes recettes pendant vingt, trente ou quarante ans, que ces recettes étaient bonnes et qu'elles le sont encore dans certains cas. Le problème, c'est de voir que parfois elles sont usées. Le désapprentissage, c'est très difficile. Cela étant, il y a des gens qui changent de lunettes, mais ils ne sont pas toujours au cœur des spécialistes du marketing.

Qui sont ceux qui commencent à penser qu'un changement de lunettes s'impose ?

GM : Ceux qui s'efforcent de changer de lunettes sont assez divers. Depuis le rebelle, qui énonce une pensée radicale, jusqu'au conciliateur, qui cherche des compromis, en passant par celui qui expérimente, celui qui propose de nouvelles règles ou encore celui qui contribue au débat public. Toutes ces personnes appartiennent soit à des mouvements militants, soit à des communautés scientifiques œuvrant dans les sciences sociales et humaines (sociologues, historiens, économistes…). Les marketeurs n'ont ni le temps ni le goût de faire ce type de travail. Ils sont trop préoccupés par des objectifs de court terme afin d'assurer la survie de leur marque ou leur propre survie. D'ailleurs ils sont payés pour ça. En ce qui concerne les enseignants-chercheurs en marketing, beaucoup de professeurs français sont convaincus et confiants et cherchent à faire carrière sans faire de vagues, d'autres préfèrent se cantonner dans une position de technicien, voire de spécialiste de la statistique appliquée au consommateur. Quant à ceux qui sont critiques, il me semble qu'ils sont un peu dépassés par les enjeux. On trouve beaucoup plus d'ouverture et de réflexion chez les professeurs et dans les revues spécialisées aux Etats-Unis ou en Grande-Bretagne.

Le marketing serait-il devenu une fonction honteuse ?

GM : Mettons de côté la honte. Les boulots de marketing connaissent une certaine désaffection en raison de la montée d'autres possibilités de carrière pour les jeunes. Cela étant, oui le marketing suscite des critiques, des contradictions, une certaine gêne pour un certain nombre de personnes qui, du coup, préfèrent occuper d'autres fonctions comme les ressources humaines parce qu'ils les idéalisent davantage. Reste, et c'est tout à fait clair, que les gens du marketing devraient faire l'analyse critique de leurs pratiques, à juste raison parce qu'il y a des choses qu'on ne devrait pas faire quand on est marketeur sous prétexte qu'il faut augmenter la part de marché. On devrait donc se poser des questions sociétales et globales sur l'obésité des jeunes ou la tyrannie des gamins vis-à-vis des jouets. Oui, j'essaie de réinjecter de l'éthique dans le comportement des marketeurs et je me dis qu'il faut les prendre au plus tôt, c'est-à-dire quand ils sont sur les bancs de l'école. Je ne délivre pas de formules éthiques, je mets le doigt sur un certain nombre de phénomènes. Libre à chacun de tirer ses propres leçons de morale.

L'observateur n'a pas vraiment le sentiment que ces remises en question passent la porte de l'entreprise ou tout du moins celles du service marketing ?

GM : C'est tout le jeu convenu du rapport avec les médias, c'est tout le poids de la communication d'entreprise qui leur fait la leçon. Vous savez bien que, lorsqu'ils reçoivent ou accueillent les journalistes pour une conférence, ils ont été briefés par la com' interne ou externe, qu'ils sont sous surveillance. Pour avoir une parole libre de leur part, ce n'est pas si simple. Et puis, ils sont aussi dans le jeu de la mise en scène de soi. Cela étant, la plupart du temps, ce sont des gens très honnêtes vis-à-vis d'eux-mêmes et vis-à-vis des enjeux. Mais intégrer tous les facteurs lorsque vous avez votre reporting mensuel ou trimestriel qui arrive, c'est difficile. La “financiarisation” du marketing est une vraie question. Les marketeurs vivent cela d'une manière très forte et ils le disent. Ils ont fait des études pour s'occuper d'un truc qui leur plaisait bien, qui était de satisfaire les besoins du consommateur, et ils s'apercoivent qu'il faut satisfaire l'actionnaire. Alors ils se posent des questions, pensent qu'ils se sont trompés et tout cela crée des tensions dans leur tête, et ils cherchent dans la doctrine marketing des réponses à cette question-là. Mais pas tous. Généralement, ça les prend sur le tard ! A la quarantaine ou lorsqu'ils ont pris leur retraite. Là, ils se lâchent et ils racontent plein de trucs. Mais avant, ce n'est pas facile. On ne va pas faire la révolution tous les matins.

Nous parlons beaucoup du marketeur, mais le consommateur n'est-il pas le co-producteur du marketing ?

GM : Non, il est co-producteur de ses satisfactions. Il prête la main aux marketeurs pour résoudre ses problèmes de satisfaction et, d'une certaine manière, il est co-diffuseur du marketing puisqu'il relaye tout ça, il fait fonctionner le bouche-à-oreille. Il voudrait faire pareil, ça le fascine, ça l'inquiète, ça le révolte, il trouve ça bien parfois, parfois il rejette. Il est tiré par la joie de la consommation et, en même temps, il déteste la société de consommation. Il aime bien qu'on lui dise : “Prenez ce sac plastique pour mettre vos achats”, et, quand il regarde les rues jonchées de sacs plastiques, il dit : “C'est dégueulasse”. Il est ambivalent, il fait deux trucs en même temps. Il est comme vous, comme moi.

Faut-il condamner la consommation ?

GM : Non, mais la culture de consommation, le consumérisme, l'exacerbation de la consommation à travers des choix fondés sur l'intérêt individuel, c'est-à-dire sur l'utilitarisme le plus étroit. La consommation est, elle, une des fonctions élémentaires de la société. Vous ne pouvez pas imaginer un utopisme où il n'y a pas de consommation, la question est : “Quels sont les moteurs de la consommation ?”. La manière de consommer est une construction, pas le fait de la consommation.

Comme toute idéologie, l'idéologie marketing n'est-elle pas condamnée à sombrer ?

GM : Bien entendu. Je ne peux pas vous dire quand, mais cela a été construit et sera déconstruit. C'est pourquoi j'insiste sur la formalisation du marketing. Elle ne date pas de Louis XIV, même si c'est ce que défendent les niais qui veulent absolument dire qu'il n'y a pas à critiquer le marketing parce qu'il a toujours été là. Non, c'est l'échange qui a toujours été là. La manière de piloter l'échange, ce qu'on appelle le marketing, a été formalisée au début du XXe siècle. On est au début du XXIe, cela m'étonnerait que dans un siècle on soit dans la même situation. Tout simplement parce que l'Histoire, sans qu'elle soit finalisée dans un sens ou un autre, bouge. Et elle ne bougera pas sans que des acteurs la fassent bouger. Et j'essaie de faire partie du mouvement.

Parcours


1972 Chef de produit,chef de pub... 1979 Enseignant. 2003 Co-auteur de L'antimanuel du marketing (Editions d'Organisation). Auteur de “Idéologie et dynamique du marketing : quelles responsabilités ?”, in Décisions Marketing ; “Apparence et identité : une approche sémiologique du discours des adolescents à propos de leur expérience de la mode”, in Décisions Marketing. 2004 Auteur d'Idéologie marketing (Ed. Eyrolles).

 
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Propos recueillis par Rita Mazzoli

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