Marketing et petits bonheurs
«Oubliez vos soucis», conseillent les marques, Coca-Cola et son «happification» en tête, en réponse à un trop plein de «sinistrose» et d'autoflagellation. Mais, au-delà de ce discours marketing et positiviste, les marques sont-elles des alliées dans cette quête du Graal?
Le 20 décembre dernier, France 2 diffuse l'émission de la série de Frédéric Lopez «Les Secrets du bonheur». Un essai de vulgarisation des recherches sur l'intelligence émotionnelle et des témoignages sur ce qui empêche d'être heureux. Radio trottoir: «Je suis malheureuse quand mon petit garçon ne va pas bien», témoigne une maman. Autres raisons invoquées: «quand il me manque quelque chose», dit un homme adulte, «le manque de boulot», confie un jeune. «J'ai peur de l'avenir», ajoute un autre. «Le manque d'argent et les impôts», renchérit une jeune femme... La preuve, si besoin était, que les entraves au bonheur peuvent être aussi diverses que les formes de cette valeur essentielle, qui a intéressé les philosophes de l'antiquité à nos jours: Socrate, Platon, Epicure, Aristote, Sénèque, Spinoza, Kant, Montaigne, Alain, mais aussi Bouddha, le Dalaï Lama... «Le bonheur est un tout, il faut savoir l'extraire», disait Confucius, expliquant ainsi que c'est d'abord un état d'esprit. Quête personnelle ou collective, cette question, quelque peu délaissée à la fin du siècle dernier, revient au galop depuis quelque temps, comme antidote à la crise et à la morosité ambiante. Même en France, pays élu le plus pessimiste au monde
Famille et équilibre personnel
Un autre exemple de cet état d'esprit: l'association Champions du Bonheur, née en 2005. Son credo, «le bonheur est une richesse qui augmente lorsqu'on la partage». L'association organise, chaque année, un jeu consistant à répondre par écrit à dix questions sur sa vision du bonheur. Le jury est composé de l'ensemble des participants. Parmi les champions 2011, le jeune Barnabé résume ainsi le bonheur: «Plus que le plaisir, une grande force». Sociologues, scientifiques, professionnels mais aussi particuliers prônent cet état d'esprit, identifié par l'agence Dagobert comme le «happy movement». L'évaluation du bien-être est même devenue une interrogation économique (grâce à la notion de «BIB», pour «bonheur intérieur brut») . Le Brésil a intégré le «DIB» («droit au bonheur») à sa constitution. De même, un chercheur de Rotterdam, Ruut Veenhoven, a mis au point un indice de «BNB» («bonheur national brut») pour 95 pays. Un indice difficile à calculer, car l'autodéfense et le désir de se montrer à son avantage pousseraient les interviewés à répondre qu'ils sont heureux, surtout lorsque ce n'est pas le cas... Qu'est-ce que la plénitude pour les Français? Avant tout, la famille, cette valeur éternelle dépassant les frontières. D'après une étude Ipsos / Disneyland Paris, datant de 2010, pour 82 % des Européens, les «moments qu'ils préfèrent sont ceux qu'ils passent en famille». Et ce, même si le modèle familial traditionnel explose: «famille de sang ou famille de coeur?», s'interrogent les auteurs de l'ouvrage collectif Ce que veulent les Français (éditions Eyrolles). Dans le livre, le Centre de communication avancée décrit le nouveau courant socioculturel né de la crise dès 2010: «un bonheur au ralenti», recentré sur un hédonisme quotidien. Les femmes croient aux petits bonheurs quotidiens. D'après une enquête CCM Benchmark / Le Journal des Femmes de novembre 2011, le bonheur est une philosophie de vie pour les trois quarts des interviewées. Il faut savoir apprécier les bons moments. Et à la question «Qu'est-ce qui vous procure le plus de bonheur?», 36 % des femmes répondent «un bon déjeuner en famille» (la famille représente le principal motif de bonheur) , 25 % «un dîner aux chandelles en amoureux», 22 % «une soirée entre copines» et 17 % «une journée bien-être pour ne s'occuper que de soi». Les valeurs humaines supplantent donc la consommation. Une marque peut-elle apporter du bonheur au-delà du forcing sensoriel et immédiat de la satisfaction et du plaisir? Pour la psychosociologue Danielle Rapoport, fondatrice du cabinet d'études DRC, « La société de consommation fonctionne sur le «malheur» du manque, lié au soi-disant «bonheur» de possession d'objet. Il s'agit d'une mécanique où les valeurs de «l'être» sont manipulées et basculées dans le registre de «l'avoir». Les individus qui se posent la question de savoir «de quoi ils ont envie» ont compris que le bonheur n'était pas associé à la possession ». Pourtant, selon Danielle Rapoport, «une marque accessible - en termes de prix, de compréhension... -,tout en gardant les principes de valorisation symbolique et matérielle, permet aux consommateurs d'avoir au quotidien des «petits bonheurs accessibles»».
Danielle Rapoport
Danielle Rapoport (DRC):
«La société de consommation fonctionne sur ce «malheur» du manque, lié au soi-disant «bonheur» de la possession d'objet.»
Franck Gilardo
Franck Gilardo (Havas Media):
«Plus une marque est perçue comme ayant du sens, plus elle se différencie de ses concurrents et plus son taux d'attachement augmente.»
La marque E. Leclerc met en scène une joie simple, associée à un produit sain.
L'émotion, préférée au bonheur
Les marques ne se contentent plus de leur rôle historiquement utilitariste. Elles veulent apporter de la joie et de la légèreté. Pas facile en ces temps de montée de l'indifférence. Havas Media révèle dans son étude mondiale Meaningful Brands (menée en 2011 auprès de 50 000 consommateurs, sur 14 marchés) que seules 20 % des marques ont un impact positif notable sur notre sentiment de bien-être et notre qualité de vie. Par ailleurs, la plupart des personnes resteraient indifférentes si 70 % des marques venaient à disparaître. Pour Franck Gilardo, directeur stratégique d'Havas Media Lab, coordinateur de l'étude Meaningful Brands, « La plupart des marques souffrent d'une crise relationnelle: perte d'utilité, manque de confiance, standardisation, indifférence. Elles ont une faible valeur ajoutée aux yeux du consommateur. Pour y remédier, elles ont besoin, en plus de l'offre marketing, de s'appuyer sur trois ingrédients: la contribution à la qualité de vie (le moi), la contribution sociétale (le nous) et la communication (ce que la marque dit, ce que j'expérimente de la marque et ce que l'on dit de la marque) ». L'attachement est logiquement plus fort pour les marques alimentaires et les boissons que pour celles de l'électronique ou des télécoms. Et il n'est pas surprenant que le peloton de tête soit composé de distributeurs comme Décathlon, Leroy Merlin, Ikea... « qui démocratisent, chacun dans leur domaine », note Franck Gilardo. Ou des marques de grande consommation (Danone, Nivea, Findus, etc.), qui « contribuent à apporter de la valeur ajoutée au niveau personnel et collectif ». Les enseignes de luxe et de voyage, du fait de leur rôle statutaire, conservent un discours émotionnel. Et les marques de cosmétiques, axées sur le bien-être, sont par nature sur ce créneau «petits bonheurs»: on note la saga Dove «Real beauty» sur l'estime de soi, le slogan de L'Oréal «Parce que je le vaux bien»... Et bien sûr, Sephora, «La parenthèse bonheur». Quatre valeurs symbolisent l'enseigne: l'excellence, l'émotion, la liberté et l'audace. «L'émotion, explique-t-on à la direction de la communication de Sephora, s'exprime à travers la décoration mais aussi à travers le marketing sensoriel, inhérent à l'univers de la parfumerie. L'émotion, c'est aussi le lien avec les clientes fidèles, par le biais de la carte de fidélité et des offres proposées.» Des offres qui ne sont pas obligatoirement financières, car Sephora met en avant la liberté d'acheter ou non. Offrir ce qui manque et faire rêver sont de vieilles recettes marketing et publicitaires. Et les marques ont tendance, surtout lorsque le discours produit ne suffit plus, à prendre la tangente aspirationnelle. C'est l'image publicitaire de la famille Ricoré, de Kinder... Convivialité, partage des bons moments: de nombreuses marques de grande consommation nous conseillent de prendre la vie du bon côté. Coca-Cola est sans doute la première à avoir créé un lien positif entre sa marque et le bien-être émotionnel. Elle est allée jusqu'à lancer, en 2010, avec l'institut CSA, le «Baromètre du bonheur», dont la seconde édition sort au premier trimestre 2012.
A chaque marque son allégresse
Souslelogo.fr, base de slogans et de signatures de marques, a recensé, pour Marketing Magazine, 58 signatures de marques utilisant actuellement le mot bonheur
Gilles Lipovetsky (philosophe): «Le bonheur apporté par une marque est matériel et représente un attachement provisoire.»
«Une sollicitation permanente au bonheur»
Entretien
Pour le philosophe Gilles Lipovetsky
MM: Quelle est votre vision actuelle du bonheur?
Gilles Lipovetsky: Il existe, comme je le décris dans Le Bonheur paradoxal, un hiatus entre notre société actuelle, qui célèbre la jouissance, le plaisir et le bonheur, à travers les voyages, la vie sexuelle... et les indicateurs anxiogènes, qui prouvent le décalage entre le monde montré (par la publicité notamment) et le monde réel.
Sommes-nous plus heureux aujourd'hui (qu'au XVIIIe siècle, par exemple)?
Nous sommes ni moins ni plus heureux. Le bonheur échappe à la maîtrise des hommes. Ces derniers ont le pouvoir de faire reculer les grands malheurs comme les famines... Mais ils sont dans un bonheur négatif: «On n'est pas malheureux, mais...»
Ce sentiment d'inaccessibilité n'est-il pas exacerbé par la montée de l'hyperindividualisme, que vous décrivez?
En effet. Le bonheur est devenu totalement individualiste. Nous ne sommes plus dans les utopies de sociétés plus justes et plus humaines qui étaient de mise lors de la Révolution française ou du Communisme. Depuis les années cinquante, nos utopies sont devenues des microutopies, et le modèle dominant est celui de l'individualisme consumériste. Chacun veut partir en vacances, acheter une voiture...
Les marques ne peuvent-elles pas cependant contribuer au bonheur?
Depuis la Seconde Guerre Mondiale, le marketing est une incantation au bonheur. Les marques rivalisent d'initiatives pour offrir de nouveaux «petits bonheurs».
Les marques équitables, éthiques... nous rendent-elles plus heureux que les autres?
Oui, si vous êtes touchés par ce discours et préférez acheter du café Malongo au café Nespresso. Mais ce «bonheur de solidarité» ne décolle pas.
Le bonheur matériel est devenu un impératif. Avant, on ne souffrait pas de ne pas posséder.
Aujourd'hui, on se sent inférieur.
Championnat de SMS en moufles autour du Motorola Fire.
Vincent Leclabart (Australie): «Parler de bonheur est excessif lorsqu'il s'agit de consommation. Une marque ne peut apporter que des petits plaisirs.»
Entre plaisirs quotidiens et quête de sens
Le géant des soft drinks multiplie les initiatives autour de son idée de «bonheur pour tous»: tour du monde des «happiness ambassadors» mais aussi des «happiness trucks»... Le camion Coca-Cola distribue gratuitement boissons et goodies et les internautes peuvent voter sur la page Facebook de la marque pour l'endroit où ils voudraient que «le bonheur frappe à nouveau». Autre champion de la catégorie: McDonald's qui s'est, depuis longtemps, associé à cette idée de joie simple et concrète, avec son slogan «Venez comme vous êtes». La famille et le divertissement sont les deux créneaux sur lesquels se sont positionnés Orange et Publicis, pour la campagne «Chorale de Noël». Une campagne multimédia au ton décalé, mettant en scène les personnages de Noël (les rois mages, le nain de la bûche, l'ange du sapin...), qui racontent le Noël d'une famille heureuse. Les personnages interprètent des messages de bonnes fêtes chantés, que les internautes peuvent personnaliser pour envoyer leurs voeux.
Autre exemple de campagne: MaContrexpérience, et son slogan «On mincirait mieux si c'était plus fun». Dans un spot signé Publicis, Contrex met en scène des passantes qui s'aperçoivent qu'en pédalant sur des vélos d'appartement disposés sur une place, elles font se déshabiller un immense strip-teaser de lumière... Le film établi un record en termes de vues sur YouTube en octobre 2011 (près de 20 millions) et la page Facebook compte près de 50 000 fans. Le hors-médias en général et l'événementiel en particulier sont friands d'opérations «happy». Exemples d'animations (réalisées par la marque de chaussures de sport Globe): un championnat de SMS en moufles autour du Motorola Fire proposé à la sortie des lycées en octobre 2011 (80 000 jeunes participants) ou Suchard, en novembre 2011, qui a permis, le temps d'une photo, d'incarner Mini Roger, héros miniature de la nouvelle campagne publicitaire de la marque. Nous sommes «en fin de cycle du marketing d'influence», peut-on lire dans Ce que veulent les Français. Les «wikiconsommateurs» refusent les techniques de promo-communication à sens unique. Des clients plus éduqués, plus responsables et aussi plus militants: la boulimie consommatoire régresse et les marques cherchent du sens, éthique, RSE (responsabilité sociale des entreprises) à l'appui. Apporteront-elles plus de bonheur? Elles ont intérêt à se positionner sur cette valeur. Si elles le font avec sincérité, bien sûr. « Plus une marque est perçue comme ayant du sens, plus elle se différencie de ses concurrents et plus son taux d'attachement augmente », insiste Franck Gilardo.
Cependant, personne n'est dupe. « Parler de bonheur est excessif lorsqu'il s'agit de consommation, affirme avec justesse Vincent Leclabart, président de l'agence publicitaire Australie. Les marques ne peuvent apporter que des plaisirs. Je déteste le mot «réenchanter», que l'on entend dans le marketing comme dans la politique, comme si on avait déjà été enchanté! On a simplement eu, à un moment, davantage de plaisir à acheter. Nous sommes dans un marketing de l'offre et il est de plus en plus difficile pour les marques d 'investir dans telle ou telle cible: le consommateur rejette les modèles. La vie ne procure pas le même petit plaisir à tout le monde. Aujourd'hui, il y a celui qui va vouloir se faire plaisir en achetant du foie gras, une écharpe en cachemire ou un voyage... La publicité apporte quelques moments de rêve. Et l'humour crée une connivence en montrant aux consommateurs qu'ils ne sont pas pris pour des imbéciles. » Pour le philosophe (pourtant matérialiste) André Comte-Sponville, seule la philosophie peut nous mettre sur la voie du bonheur. Mais sans tomber dans la béatitude, que Saint Augustin opposait aux petits bonheurs illusoires dans son Traité de la Vie bienheureuse, ou dans la croyance religieuse dans l'au-delà, le bonheur est un tout, fait de concret et d'abstrait. Un équilibre fragile en mouvance et personnel: à chacun son ou ses bonheurs?