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6 - Jean-Noël Kapferer, ou la passion de la marque

Quand on pense marque, on pense à Jean-Noël Kapferer. Cet expert de renommée internationale, professeur à HEC, consultant, conférencier et auteur de nombreux ouvrages est un théoricien... Il montre comment nous sommes passés de la marque différence à la marque engagement.

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LES PREMIÈRES RECHERCHES SUR LA MARQUE EN FRANCE REMONTENT AUX ANNÉES 1960-1970. DEPUIS QUAND TRAVAILLEZ-VOUS SUR CE SUJET?

Jean-Noël Kapferer : Je suis tombé dans la marque en 1985, et paradoxalement via la marque de distributeur. Une fondation regroupant les grands annonceurs m'a demandé de mener (avec un collègue d'HEC) une recherche avancée sur le sujet suivant: expliquer comment des consommateurs pouvaient acheter des marques de distributeurs. Ils étaient alors de véritables martiens, qu'il fallait comprendre. Aujourd'hui, on se poserait sans doute la question inverse.

Alors que les publicitaires l'avaient réalisé depuis longtemps*, les entreprises ont lentement pris conscience de l'importance stratégique de la marque comme capital de l'entreprise. C'est un rempart concurrentiel fort. Elle ne met pas à l'abri de la concurrence, mais est un amortisseur de choc: il suffit de voir comment Toyota a surmonté sa crise. Cette vision stratégique s'est généralisée dans l'entreprise à partir des années 1990, quand la concurrence par les prix s'est durcie. La question est devenue: comment réagir à une offre prix très basse? Et la réponse a été : dopez vos produits de tangible mais aussi d'intangible.

A QUOI CORRESPOND CETTE NOTION D'INTANGIBLE ?

L'intangible, c'est tout ce qui n'est pas dans le produit, dans sa performance. Cela commence par le service, le customer care, l'expérientiel et tout ce qui manifeste les intentions de la marque vis-à-vis de ses clients. C'est aussi ce que les gens désignent d'une expression que je déteste: la "relation client", qui est bureaucratique. Je n'ai jamais entendu un consommateur parler de relation client. Ils disent: "Ils s'occupent bien de moi, ils ont un excellent service..." Dans un restaurant, on dit: "N'oubliez pas le service." On ne dit pas: "N'oubliez pas la relation client."

ET LE MOT MARKETING ?

Les consommateurs n'ont pas à connaître le mot marketing. Mais reconnaissons que l'image du marketing n'est pas bonne. Apple - le cas est révélateur - a commencé à faiblir quand les hommes de marketing ont pris le pouvoir, puis les hommes des ventes. C'est tout dire. Mais en réalité, c'est Steve Job qui faisait du marketing stratégique, intuitivement, implicitement. C'est lui qui pressentait les insights de marché, pas les consultants ou les focus groups.

MARQUES NATIONALES CONTRE MARQUES DE DISTRIBUTEURS: OU EN EST-ON AUJOURD'HUI ?

Les MDD représentent, en volume, 50 % de tous les produits food and drug vendus en Europe (source: SymphonyIRI 2012). Souvent, la MDD est leader sur son marché. Le problème est qu'elle ne se comporte pas en leader mais en suiveur; elle reste dans le sillage des innovations des marques nationales. Les MDD sont en fait des marques "push": plus le distributeur leur alloue de facings, plus les clients en achètent. C'est typiquement le cas des produits laitiers. Mais Olivier Géradon de Véra, vice-président d'IRI France, a aussi montré que, dans de nombreuses familles de produits, allouer plus de place à la MDD ne change en rien la demande client (c'est le cas des tablettes de chocolat). C'est donc une erreur, fondée sur l'idéologie. Cela veut-il dire qu'il faut redonner du linéaire à Milka ou à Lindt? Pas forcément, car il existe aussi des marques locales. Ces dernières sont importantes car elles soutiennent l'emploi local et la dimension corporate de responsabilité sociale des enseignes. Il y a aussi les MDD thématiques et les marques de développement durable. Le monde ne se résume pas aux seules marques nationales et aux MDD. Le phénomène MDD ne va pas finir. C'est comme si l'on disait: "Quand Free va-t-il s'arrêter?" Il y aura toujours de la demande pour les produits à bas prix.

ON PARLE BEAUCOUP DE MARQUE SERVICE. LA MARQUE A-T-ELLE LE MEME IMPACT SELON QU'ELLE REPRÉSENTE DES PRODUITS OU DES SERVICES ?

En 1990, on parlait de marque promesse. Aujourd'hui, on utilise un vocabulaire de stratégie: ambition, vision, mission... On demande aux marques d'être des quasi-entreprises et de se montrer visionnaires. Même Procter demande à ses marques un élément nouveau: " the sense of purpose". Quelle est la finalité profonde d'Ariel? Il y a une volonté de donner du sens aux marques de grande consommation, c'est-à-dire, en réalité, à la consommation elle-même. Cette exigence n'est plus l'apanage des marques de mode. Donner du sens entre dans les modèles de gestion des entreprises, même les plus "orthodoxes", de la grande consommation. Or, le prix le fait. Free dit: "Libérez-vous." En cela, il reprend la thématique des "produits libres", aidé paradoxalement par son ennemi Orange (la marque la plus chère), qui lui a permis d'avoir un business model pro?table dès ses débuts.

Sinon, Free n'existerait pas. On est passé d'un combat sur les caractéristiques des objets et des attributs des marques à un combat sur le sens de la consommation.

QUELLE EST LA DIFFÉRENCE DE LA MARQUE ENTREPRISE ?

Nous assistons au retour de l'entreprise dans l'évaluation globale de la marque. L'expérience de marque ne se résume pas à la sphère commerciale. Désormais, le back-office intéresse. Qu'est-ce que l'entreprise fait dans la région? Etre un acteur de la vie locale donne une épaisseur. Aujourd'hui, on se rend compte que les enjeux des marques sont aussi des enjeux d'emploi. D'où le problème du made in. Le cas PSA résume les difficultés de toute l'industrie française, qui a cherché à préserver l'emploi. Jean Mantelet, avec Moulinex, l'avait déjà montré.

LE DÉVELOPPEMENT DURABLE N'A-T-IL PAS ÉTÉ LE MOTEUR DE CE RETOUR AU SENS ?

Le développement durable dit: "Simplifiez-vous la vie." En 1978, il y avait déjà un discours sur la transparence, l'absence d'artifices. Le sens est au coeur des problématiques des pays repus. Cette émergence de "sense of purpose" est intéressante car elle va bien au-delà de la consommation. C'est se demander: Pourquoi je travaille chez Herta? Quel est le sens de ce que je fais? N'est-ce que pour enrichir Nestlé? Alors que pendant une période où l'on était obsédé par la marque, l'on disait que l'entreprise n'en était que le back-office, on dit aujourd'hui que les marques sont fabriquées par des gens et que la "marque employeur" devient primordiale. On ne pourra pas fabriquer à nouveau en France si les filières ne recrutent plus.

SOMMES-NOUS DANS LA "DECONSOMMATION" ?

Non, sinon, la machine économique s'arrêterait. Patagonia est une niche et un discours qui essaie de ranimer l'âme du fondateur. C'est de la communication.

Y A-T-IL UN DÉSAMOUR DES MARQUES ?

Les chiffres TNS Sofres montrent que si l'amour, c'est le prix à payer, la prime de prix baisse pour les biens de grande consommation, sauf pour ceux qui font partie de notre culture (Coca, Nutella...) et ceux dont l'identité englobe une dimension culturelle. Il n'y a pas de désamour pour le luxe, au contraire: plus que jamais, les jeunes veulent être "griffés". La massification du luxe est révélatrice. Le consommateur est prêt à se serrer la ceinture pour s'offrir une griffe.

CE SONT LES MARQUES MIDDLE QUI SOUFFRENT LE PLUS ?

Oui, car la marque, c'est "la vie qui va avec le produit". Le middle, c'est le compromis, c'est une situation à la Bayrou... On sait qu'il a raison mais cela ne fait pas rêver.

QUOI DE NOUVEAU EN BRAND EQUITY ?

Depuis 1990, la part des actifs intangibles dans le bilan est majoritaire. La force des marques n'est pas dans le produit mais dans ces actifs. Ce qui fait la force des marques, c'est la confiance, la fierté, l'engagement des clients... et en interne.

COMMENT FAIRE BOUGER LES INTANGIBLES ?

Par tout ce que vous dites et faites pour le client qui n'est pas uniquement dans le produit. Prenez Free: paradoxalement, elle est perçue comme une des marques qui s'intéressent le plus au client: elle s'occupe de lui, lui propose un bon prix. Le prix peut être vécu comme signe d'attention. C'est de l'intangible. C'est pour cela aussi que la marque de distributeur a réussi. Elle n'est pas qu'un prix, elle émane de l'enseigne qui s'occupe de vous. C'était le slogan de Tesco: "Every little helps." D'où le CRM, le digital... Tous ces concepts sont des concepts techniques. Le digital n'a d'intérêt que si les gens se disent: "c'est intéressant cette application!" Ce qui m'intéresse dans la technologie, c'est qu'elle permet à des marques grand public d'être attentionnées.

SUR LE DIGITAL, LES MARQUES NE FONT-ELLES PAS UN PEU N'IMPORTE QUOI ?

Pour l'instant, c'est le Far West. On essaie tout et on voit ce qui marche. Facebook, c'est pareil. On n'a pas de recul, mais c'est normal: on est dans l'expérimentation en live. La théorie viendra après la pratique.

LE CONSOMMATEUR PEUT-IL SE PASSER DE MARQUES ?

Le consommateur a besoin de choix et les nouveaux business models lui donnent ce choix. Notons que les produits discount, low cost, très bon marché, sont présentés soit sous une enseigne de renom (Lidl, Aldi), soit sous la marque du distributeur, soit sous leur propre marque de confiance (EasyJet, Free). Les modèles économiques, quant à eux, ne fonctionnent que s'ils s'appuient sur des marques. Dans l'aérien, le low cost existe parce qu'il y a EasyJet et Ryanair Avant, il y avait les charters: ils n'ont pas survécu car il n'y avait pas de marques, et ils étaient peu pratiques. Les clients avaient peur. Ce qui est génial, c'est que l'on a inventé de nouveaux modèles de business. Red Bull a un modèle viral, ce qui lui permet d'avoir un prix que personne ne conteste.

QUE PENSEZ-VOUS DU RETOUR AU COMMERCE DE PROXIMITÉ ?

Pour moi, il y aura le commerce de proximité et les producteurs de proximité. Le plus simple, c'est de ne pas trop se déplacer pour faire vivre un tissu industriel local. Pour éviter les délocalisations dans l'agroalimentaire, il va falloir poser le problème de la production locale. On a joué pour l'instant le retour du local sur l'angle du service parce que c'est plus pratique. Il y a la place pour des marques régionales et micro-locales. "Le héros local" ne sortira dans aucune enquête TNS Sofres ou BVA. Il existe pourtant dans chaque région.

AVEZ-VOUS CHANGE DANS VOTRE APPROCHE DE LA MARQUE ?

J'ai évolué dans le sens où je ne sépare plus la marque de son modèle économique. De même, un modèle économique sans marque, cela ne fonctionne pas. Il faut les deux: le désir et le moteur qui permet de gagner de l'argent. Il faut de nouveaux systèmes pour créer des marques qui ne soient pas les systèmes traditionnels sur lesquels les grands groupes ont fait leur réputation. Autre solution: racheter des marques premium, comme L'Oréal avec The Body Shop, Kielh's... C'est une autre approche.

ON POURRAIT AUSSI CITER DANONE ET LES 2 VACHES... EST-CE QU'UN GROUPE PEUT GARDER LES DEUX APPROCHES ?

Danone agit comme LVMH: il y a la place pour la marque mainstream et des marques de niche captant les tendances émergentes: écologique, exotique, vintage... LVMH ou L'Oréal excellent en cela. Il faut savoir utiliser le back-office financier et les talents du corporate groupe mais aussi donner aux managers les moyens de penser et d'agir comme s'ils étaient indépendants. Innocent a été, pendant dix ans, une start-up avant de rentrer dans le giron de Coca-Cola.

VOUS INSISTIEZ SUR LA DIFFÉRENCE ENTRE IMAGE DE MARQUE ET IDENTITÉ DE MARQUE

Le prisme d'identité de marque est un outil d'analyse de la marque développé par Jean-Noël Kapferer. Il comprend six facettes permettant d'analyser et de décomposer l'identité d'une marque : le physique, la person-nalité, la culture, la relation, le re? et et la mentalisation..

EST-CE TOUJOURS D'ACTUALITÉ ?

Ces termes se sont diffusés et ont été repris par tous. L'identité, c'est la quille du navire, son élément de stabilité. L'image n'est qu'une photographie qui peut évoluer. Ainsi, Citroën est perçue différemment en Allemagne, en Espagne... Mais son identité est claire, universelle. L'identité de marque, c'est répondre à la question: qu'est ce qu'une Citroën? Le fond de marque donne une attitude dévolution mais, en même temps, limite l'évolution.

LA RECHERCHE SUR LES MARQUES ÉVOLUE-T-ELLE ENCORE?

Sur le plan méthodologique, la recherche d'autres méthodes qualitatives pour trouver les produits qui n'existent pas (à côté des études de créativité) se développe. Le retour de l'ethnographie est une tendance: il faut trouver une façon d'inventer des insights en dehors du rationnel des clients. Cela va jusqu'aux neurosciences, à la mode aujourd'hui, du moins dans les discours. Autre nouveauté: la demande de la part des clients de modélisations, à la manière de celle des réseaux bayésiens.

COMMENT LA MARQUE ÉVOLUE-T-ELLE DANS LE TEMPS?

Au début, la marque symbolisait une propriété. Puis une différence. Ensuite, on est passé à la marque promesse. Avec l'arrivée des consultants, elle est devenue une proposition de valeur. Ensuite, la marque s'est incarnée dans des valeurs. Maintenant, on est dans la marque engagement: quel est le nombre de ses fans sur Facebook? On voit que la barre pour caractériser une marque forte n'a pas cessé de monter: une promesse n'est pas suffisante. Le signe de la marque forte est d'avoir des consommateurs engagés. La définition d'une marque forte est passée d'un niveau formel (un signe qui vous différencie, la calligraphie de Coca-Cola) à une promesse, des valeurs, et aujourd'hui un engagement, qui représente plus que la loyauté.

VOUS CONSIDEREZ-VOUS COMME UNE MARQUE?

Dans mon activité de conseil, je dois reconnaître que les entreprises me considèrent comme tel. Elles veulent que leurs équipes interagissent non avec les consultants interchangeables de telle ou telle société de conseil - fût-elle célèbre mais directement avec Jean-Noël Kapferer, c'est-à-dire un concentré unique d'expérience et de pédagogie, de rationalité, mais aussi d'intuition très opérationnelle. Et ils doivent en être satisfaits car la demande ne fléchit pas, au contraire!

*La notion de personnalité de la marque est apparue en 1958 avec Pierre Martineau (The Personality of the Retail Store, Harvard Business Review). La littérature sur les marques et leur place symbolique dans la consommation se généralise plus tard, avec notamment Rosser Reeves (Le Réalisme en publicité, Dunod 1963) et la création de l'USP (Unique Selling Personnality), développée notamment par les publicitaires Ted Bates et Jacques Séguéla. En 1993, Don Peppers et Martha Rogers mettent en avant la nécessité de construire une vraie relation entre marques et consommateurs (Le One to one en pratique, traduction française Éd. d'Organisation, 1999). En 1997, Jennifer Aaker (Dimensions of brand personality, Journal of Marketing research) propose une échelle de mesure de la personnalité des marques. Outre ceux de Jean-Noël Kapferer, citons comme ouvrages : Branding Management, de Georges Lewi et Jérôme Laceouilhe (Pearson 2005) ; No Logo, de Naomie Klein (J'ai Lu 2007) ; Identité de marque, de Marie-Claude Sicard (Eyrolles 2008) ; Ecce Logo, de Gilles Deléris et Denis Gancel (Loco 2011).

Parcours de Jean-Noël Kapferer

Professeur de marketing à HEC Paris et directeur de thèse, Jean-Noël Kapferer est un expert des marques à la réputation internationale. Signataire de plus d'une centaine d'articles publiés tant dans des revues françaises qu'américaines, européennes et asiatiques, il a reçu en 2004 le prix de l'American marketing association - qui récompense la contribution la plus importante dans le domaine du marketing pour son article "Les stratégies de marques locales versus multinationales". Auteur de quinze livres sur le management des marques, la communication, le bouche à oreille, la publicité, parmi lesquels Les marques, capital de l'entreprise (qui en est à sa cinquième édition), Re-Marques, Rumeurs... Jean-Noël Kapferer est à la source de concepts majeurs (l'identité de marque, l'architecture de marque, l'extension de marque...). Fréquemment consulté par les entreprises, le co-auteur du best-seller Luxe Oblige est titulaire de la chaire Pernod Ricard sur le management des marques de prestige. Il anime des séminaires exécutifs partout dans le monde

Jean-Noël Kapferer :

"Le signe de la marque forte est d'avoir des consommateurs engagés."

"Un modèle économique sans marque, cela ne fonctionne pas. Il faut les deux : le désir et le moteur qui permet de gagner de l'argent."

Édité en 1991, Les marques, capital de l'entreprise en est à sa cinquième édition.

Dossier édité par Christophe Moëc

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