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Le grand retour du mythe

Publié par Catherine Heurtebise le - mis à jour à

C'est quoi un mythe ? Une histoire que les humains croient vraie et qui exprime une vision de soi face au monde. Pour le mythologue, rien n'est rupture mais continuité. Explications de Georges Lewi mythologue, spécialiste des marques, consultant, écrivain.

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Georges Lewi

C'est à l'occasion de la journée nationale des études 2014 organisée par l'UDA et l'Adetem que nous avons rencontré Georges Lewi, lequel a accepté de revenir nous parler du grand retour du mythe.

Georges Lewi est un ex-professeur associé du Celsa et d'HEC. Il est également directeur adjoint des Librairies Decitre ainsi que fondateur d'High Co Institute et de Bec-Institute.

C'est quoi, concrètement, un mythologue ?

Georges Lewi : Mythologue, cela fait sourire. C'est atypique alors que spécialiste du branding, c'est reconnu. Je suis mythologue depuis toujours mais c'est depuis trois ans que je travaille en solo. Les mythologues comme Jean-Pierre Vernant, ont expliqué la situation politique sociétale dans la Grèce antique mais celui qui l'a appliquée à l'économie actuelle, c'est Barthes. La DS 19, c'est la cathédrale de jadis ! Alors que la plupart parlent de rupture, je ne parle que de continuité. La technologie et les modes d'appropriation changent mais les représentations ne changent pas. Les scientifiques ont révélé que le corps humain était fait de 23 paires de chromosomes. Claude Levi-Strauss et les mythologues montrent que l'esprit humain est composé de 23 paires de mythèmes, c'est-à-dire d'oppositions binaires. Jeune/vieux, dominant/dominé, féminin/masculin, vivant/mort, humain/dieu... . Je vais les développer dans un prochain ouvrage sur le storytelling qui sortira en septembre. Le mythologue considère la continuité de la pensée humaine, ses invariants plutôt que les ruptures. Un mythe c'est une histoire que des gens croient vraie.

Comment, dans notre société en pleines mutations et contradictions, croire au retour des mythes ?

La modernité du mythe réside en son potentiel à organiser les antagonismes d'aujourd'hui et à résoudre les contradictions. Quand j'analyse la société ou les marques, à chaque fois, quand je ne trouve pas d'explication, je la cherche dans un mythe. Ainsi le mythe contemporain en 2014 est celui d'Antigone. Edouard Joseph Snowden, les lanceurs d'alerte, le citoyen... C'est un fait : Snowden a raison, les USA n'ont pas tort. On est sur une aporie, un parallèle de deux logiques bonnes. Internet à fait grossir ce phénomène : n'importe quel citoyen devient un "pro-am", un professionnel amateur, un terme qui vient du golfe.

Pouvez-vous expliquer votre méthode de décryptage des mythes ?

Je cherche quel référent mythique je peux trouver, pas forcément dans la Grèce antique. Il s'agit de comprendre les idées dominantes. Par exemple, Yves Rocher est une marque qui a réussi s'appuyant sur cette vérité : tous les ingrédients de beauté existent dans la nature. Le thé vert, Yves Rocher l'a mis en tube. Cela permet à la société, à chiffre d'affaires égal par rapport à L'Oréal, d'avoir deux tiers de moins d'investissements marketing car le thé vert, il existe dans la tête des gens, vous n'avez pas besoin de l'expliquer à 10 millions d'euros de publicité !

Quelles sont les marques "mythiques" ?

En réalité, soit une marque est mythique soit elle n'existe pas. Mais il faut une cinquantaine d'années d'existence pour qu'une marque soit mythique. La condition sine qua non d'un mythe c'est qu'on ait oublié son origine. Il y a plein de marques qui ne racontent rien, qui ne sont que de la commercialisation. Et c'est pour cela qu'elles ont besoin de plus d'investissements publicitaires pour rester dans la mémoire des consommateurs. Lorsqu'un mythe existe, il perdure. Quelques exemples : Yves Rocher, c'est Gaïa, la nature, la mère. Apple, le nouvel Apollon. Un mythe résout une contradiction et dans les oppositions binaires, vous avez artisans/artiste : Hermès a parfaitement réussi les deux. Facebook, c'est la rencontre qui n'engage à rien. Google, c'est le pouvoir absolu sans le despotisme. Amazon, c'est une servitude invisible. L'Oréal, c'est la jeunesse mais sans l'effort. Samsung, c'est le rêve éveillé. Il y a les marques qui ont trouvé leur mythe et les autres qui courent après et se contentent de faire des coups. Nestlé dans sa logique café a créé Nescafé, s'est approprié le café avec le prolongement Nespresso. Ils ont compris leur mythe de rendre le café accessible.

En quoi les réseaux sociaux changent-ils cette quête de mythe ?

Internet au sens large, et les réseaux sociaux en particulier, sont déjà la résolution d'une contradiction. Avant, ce qui était visible était d'un côté et l'invisible de l'autre. Internet est une passerelle entre l'invisible et le visible. On voit de l'autre côté du miroir. Ce n'est jamais arrivé dans l'histoire. Wikipédia, c'est le savoir sans apprendre.

Un essai, puis un roman(*) sur la génération Bovary. Pourquoi cette passion ?

Depuis mon agrégation, j'avais très envie d'écrire la suite de Madame Bovary. J'ai enfin trouvé la forme. J'ai voulu comprendre cette génération que j'appelle "Bovary" et volontairement pas Z (car derrière, il n'y a plus rien !). J'ai donc suivi 200 jeunes entre 15 et 24 ans et j'ai découvert une génération très différente des Y. Ces jeunes sont nés dans la logique des réseaux sociaux, et contrairement aux Y très égoïstes et individualistes, c'est la génération de la rencontre, de la microcommunauté. Même quand vous leur proposez un job, ils demandent à leurs amis et les écoutent ! Ce partage est très nouveau. Depuis 1968, nous n'avions pas connu de tels microblocs éclatés.

Ces "nouveaux Bovary" sont-ils en train de réussir à vivre autrement ?

Il est difficile de répondre. En tout cas, deux mondes se côtoient : le monde "mainstream", la société économique et politique qui globalement ne change pas vraiment. Et de l'autre, une société en rhizomes, née avec Facebook. Un grand mythe est en train d'être créé : un nouveau monde en microcommunautés. Ces jeunes revisitent le mythe de Prométhée. Ils sont très débrouillards, vivent dans une sorte de résilience. Quand ils sont trop nombreux, ils changent de compte et suppriment 200 personnes ! Ils sont "lol", no stress. Beaucoup veulent réussir : ce sont des Simoncini et Granjon en puissance !

Bovary21, l'histoire d'une jeune blogueuse, "marketeuse" pour une grande marque de soda, est-il le roman de l'illusion féminine ?

Cela fait une génération que l'on dit que les filles ont pris le pouvoir et c'est en partie vrai, grâce aux blogs. C'est une vision plus Gaïa et les digital mums sont un contre-pouvoir. 74 % des blogs sont développés par des filles. Mais c'est une illusion car, on l'a vu avec le Printemps arabe, ce sont les hommes qui ont récupéré le pouvoir. Cela sera difficile qu'il en soit autrement sauf si une révolution copernicienne favorise le retour à un nouveau régime matriarcal.

Votre Bovary21 est-elle la soeur de La Petite Poucette de Michel Serres(**) ?

Bovary21 a un rôle d'influence extraordinaire par son blog et par le fait qu'elle modifie dans cette grande entreprise de soda les pratiques internes. Mais je décris aussi l'autre côté du décor des grandes marques qui veulent bien se laisser déborder mais pas trop. La Petite Poucette, elle, réinvente son monde. Michel Serres en fait une logique générationnelle globale : c'est le triomphe de la multitude anonyme sur les élites. Je suis d'accord globalement sur son diagnostic mais je pense que cela n'est pas toute la société qui va dans ce sens. Il y a toujours un "mainstream" dominant car, même dans la génération Z, certains vont rentrer dans le rang. Les microcommunautés ont besoin du mainstream. La vraie ­question, non posée par Serres : ce mouvement de microcommunautés va-t-il devenir majoritaire et ­transformer complètement la communauté ? Je n'en sais rien.

Un mythologue est-il plutôt optimiste ou pessimiste ?

Les mythologues, qui ont de la mémoire, ont plutôt la réputation d'être pessimistes. Mais, comme Michel Serres avec lequel je partage certaines analyses, la révolution numérique et la façon dont la génération Bovary s'en est emparée, sereinement, avec humour, me laisse plutôt optimiste. C'est aussi sans doute une question de tempérament. Par nature et par culture humaniste, je regarde les événements et les gens avec bienveillance.

(*)

(**)

 
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