TRIBUNE Directeurs marketing : n'ayez pas peur !
La frilosité et un certain conformisme règnent en maître dans les entreprises. Pendant ce temps, la communication craque de tous les côtés sous l'effet d'Internet et des réseaux sociaux. Réveillez-vous, lance Julien Lévy, coauteur du “Mercator”, dans cette tribune.
Je m'abonneLa peur règne dans les entreprises. Peur de déplaire, peur de se singulariser, peur de s'écarter du discours officiel. Ne rien faire qui puisse prêter à discussion ou attirer un reproche. Caricature ? C'est l'expérience que je vis à l'occasion de la préparation de la nouvelle édition du “Mercator”. Les entreprises demandent désormais systématiquement à relire les épreuves en échange du droit à l'utilisation d'images (publicité, produit, marque…).
La raison ? Selon les bons auteurs, la stratégie de communication part de l'identification d'un problème de marketing. “Vous avez dit “problème” ? Mais nous n'avons pas de problème, tout va bien !” Quant aux cas d'échec marketing, dont on apprend tant au sein ou en dehors de l'entreprise, les évoquer est verboten. Comme nous n'apprécions pas la censure, tous nos cas d'échec – à l'exception notable de L'Oréal : hommage lui soit rendu – sont du coup publiés sans visuel.
Pourquoi devient-on aussi bête ? Pourquoi la pratique de la novlangue tend-elle à se généraliser dans les entreprises ? Le stagiaire ne veut pas se faire mal voir de l'assistant, l'assistant du chef de produit, le chef de produit de son supérieur et le directeur pense à sa carrière. Mais pendant que la frilosité règne en maître dans les bureaux des entreprises, que l'innovation et l'indépendance d'esprit sont victimes de ce nouveau conformisme, la communication craque de tous les côtés sous l'effet d'Internet et des réseaux sociaux.
Je me rappelle d'un dessin de Sempé des années 60 où des parents attentionnés expliquent à une jeune fille rangée le mode d'emploi d'un carnet de bal (où on notait le nom de jeunes gens qui vous invitaient à danser), au bord d'une piste de danse où de jeunes yéyés s'agitaient avec frénésie. Le contraste est saisissant aujourd'hui entre une vision rétro de la communication, qui veille à ce qu'aucun message ne puisse être adressé à ses cibles qui ne soit, dans la forme et le fond, conforme à la ligne officielle, et le brouhaha qui règne sur Internet, où des clients n'attendent nulle autorisation pour donner constamment leur avis sur les marques et les produits de façon souvent critique ou polémique.
À nos managers en entreprise, j'ai envie de dire : « Réveillez-vous ! » On ne peut tenter de maintenir les entreprises à l'ère de la glaciation alors que souffle à l'extérieur un vent de liberté, pour le meilleur et le moins bon, car rien ne rendra l'entreprise hermétique à ce grand chambardement. Depuis toujours, les entreprises ont cherché à contrôler la communication sur leur marque. Aujourd'hui, ce contrôle est devenu illusoire.
Cela signifie-t-il que le marketing est mort ? En aucune façon. Le rôle du marketing a toujours consisté à influencer le comportement des publics que vise l'organisation (ses cibles). Le contrôle n'est qu'une modalité d'influence parmi d'autres – dont on constate aujourd'hui les limites. La politique de persuasion doit être complétée par une politique d'influence qui agit à travers la participation à la conversation en ligne. Et celle-ci ne se réduit pas à un jeu de stimuli-réponse où le seul propos que l'on tient aux clients est : “achetez-moi !”.
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Est-il si difficile d'adapter sa politique marketing à la nouvelle donne des réseaux sociaux ? Oui, et c'est ce qui est formidable. Plutôt que de ressasser le travail des pionniers du marketing, nous devons comprendre et inventer les règles de ce nouveau type d'influence, face à des clients plus actifs et plus insaisissables. Ce mode d'interaction constitue bien sûr, en raison de ses effets déstabilisateurs, un risque pour les entreprises, mais c'est aussi une remarquable opportunité pour enrichir sa politique et donner une nouvelle expression aux valeurs de sa marque.
Encore faut-il que l'irrévérence qui se manifeste aujourd'hui partout sur la Toile pénètre le monde fermé du management. Comment pratiquer l'innovation et accepter la prise de risques quand on encourage le conformisme et que règne la peur de se distinguer ? Les réseaux sociaux ne sont pas seulement des outils : c'est aussi un état d'esprit dont les entreprises gagneraient à s'inspirer, si elles veulent faire avancer leur politique marketing.
Biographie
Julien Lévy est professeur affilié à HEC, où il enseigne le marketing et dirige le centre d'e-business (chaire Digital innovation for business et chaire Google). Il est le coauteur avec Jacques Lendrevie du “Mercator”, dont la prochaine édition sortira en septembre 2012 chez Dunod.