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Publié par Clément Fages le | Mis à jour le

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Le rôle de la marque dans nos sociétés contemporaines

Par Karine Berthelot-Guiet.


La marque, une histoire de communication

En quelques décennies, entre trois siècles, la marque est devenue l'élément phare de la consommation. On se repère désormais peu par les fabricants, producteurs, distributeurs et commerçants mais plutôt par le phénomène de communication qui les englobe et les subsume : la marque. Après plus d'un siècle d'existence, elle remplace, symboliquement, tout un système, un univers liant la production, la mise sur le marché, la distribution et la vente. Les acheteurs vont de moins en moins dans telle boutique, tenue par telle personne dont ils apprécient la valeur des choix de marchandise, parce qu'elle la produit, la commande ou la choisit chez des grossistes ou des producteurs. Ce système de choix, de garantie de la qualité, de valorisation des marchandises, de lien tend à être concentré dans le pouvoir d'un signe, ou d'un système de signes, la marque.

Il serait cependant réducteur de ne voir dans la marque qu'un phénomène de transformations des liens entre producteurs, vendeurs et acheteurs. Pour comprendre sa place dans une société comme la société française, c'est-à-dire ou une économie capitaliste prévaut, il faut élargir le point de vue pour embrasser l'importance prise par la consommation dans tous les aspects de la vie quotidienne. La marque apparaît alors comme un système de signification qui nous permet de comprendre et de participer à la consommation dans ses aspects sociaux. La marque éduque à la consommation, enfants, adolescents et adultes de tous âges ; elle éduque plus globalement au monde qui nous entoure et aborde, dans ses propres termes, des thématiques sociales qu'elle fait ressortir tout en les banalisant.

La marque, langage, lien, médiation : acheter du sens

La marque et ses supports-porteurs de discours spécifiques, à savoir le packaging, la publicité et toutes les formes de communication qui s'y rattachent, sont le trio de médiations inventées au dix-neuvième siècle par les producteurs pour se ménager un accès presque direct aux acheteurs. Ils cherchaient ainsi à contourner minimiser et même à supprimer le rôle tenu jusqu'alors par les détaillants, basé sur la relation forte de confiance entre l'acheteur et le commerçant. Il était, en effet, bien difficile pour les producteurs de s'assurer que les revendeurs choisissent leurs produits puis les promeuvent auprès de leurs clients. La marque, signe du producteur, le packaging, pour que le produit vendu emballé et non en vrac porte la marque, et la publicité, pour faire savoir que cette marque existe, qu'elle est de valeur et qu'elle garantit une qualité égale ou meilleure au fil du temps.

Chemin faisant, il s'agit de faire passer l'acheteur du statut de client d'un commerçant à celui de consommateur d'une marque qu'il va exiger en boutique, la réclamant parce qu'il a confiance dans le gage de qualité et de garantie qu'elle représente. La confiance dans la relation de personne à personne est peu à peu remplacée par celle que l'on donne à un signe et ce signe devient, au fil du temps, capable non seulement de se substituer symboliquement au produit mais aussi de donner de la valeur à la boutique et au commerçant qui le commercialise. Comme le dit Jean Baudrillard, les marques sont un signe de valeur qui conduit à acheter du sens. La transformation de la marchandise en signe à valeur garantie, en valeur signe met la marque au coeur du système.

Du point de vue des sciences de l'information et de la communication, la marque est, par nature, communicationnelle et doit être explorée en tant que processus et médiation, à la fois communiquée et communicante. La marque est, en même temps, un artefact économique, sémiotique, social et culturel. Elle assure la médiation marchande qui vient d'être décrite et communique une médiation sociale d'appartenance, de distinction, de différenciation, de reconnaissance sociale. La marque permet de dire aux autres à quel groupe social l'on appartient, souhaite appartenir, s'identifie et ceux dont on se distingue.

La marque permet la démonstration du savoir choisir. Dans un seul mouvement elle pose le statut social, le construit et le communique. Elle est aussi médiation symbolique en complétant ou remplaçant la valeur d'usage par une valeur de signe qui permet que l'on consomme la marque à travers ses signes autant qu'à travers ses produits, dans une forte euphémisation des aspects marchands. C'est, à ce titre, une médiation culturelle, d'un point de vue anthropologique, car elle est ancrée, d'une part, dans un système de valeurs tout en participant à sa production, et, d'autre part, car elle rend ce système compréhensible et acceptable.

La marque effectue aussi une médiation symbolique dans la mesure où elle substitue la valeur de signe à la valeur d'usage. L'objet nous importe moins, ou autant, pour l'usage que nous en faisons que pour ce qu'il dit. Au-delà, la marque est une médiation culturelle, c'est-à-dire anthropologique, car elle rend compréhensible, et ce faisant acceptable, notre environnement quotidien. Elle ancre ce dernier dans un système de valeur tout en nous en donnant la traduction.

La marque est, dans ses moyens de communication, et particulièrement dans toutes les formes de publicité, une médiation spectaculaire et ludique. Comme le souligne Jean Baudrillard, c'est un spectacle qui assure une régulation de la société au sens où les grands spectacles des monarchies comme des démocraties offrent des divertissements qui sont autant de mises en scène du pouvoir. La médiation spectaculaire fonctionne souvent conjointement avec les médiations esthétique et érotique décrites par Edgar Morin; le jeu des trois médiations, spectaculaire-ludique, esthétique et érotique, permet à la marque d'accéder à une sorte de pouvoir de persuasion liée à l'idée de gratuité du spectacle ainsi généreusement dispensé.

La marque, dans la société contemporaine, fait sens, donne du sens, balise le sens, elle est donc profondément de nature sémiotique. En tant que médiation sémiotique, elle est une sorte de programme qui cadre les échanges et les interactions possibles. Selon Baudrillard, elle est le véritable et unique langage de la consommation, elle produit de la connivence et de l'appartenance, à la faveur de ce qu'il nomme un " impressionnisme signifiant ", un phénomène de condensation du sens qui fait entrer dans le système de la marque toutes sortes d'objets, de relations et de significations éparses. La marque est un super-signe ou un méta-signe. Elle a la double fonction de signaler le produit, d'être un repère et de concentrer un ensemble de connotations émotionnelles qui servent alors son véritable but qui reste l'échange marchand, la vente.

La marque est, en même temps, l'origine des discours de la consommation et leur point de concentration qui réunit dans un tout cohérent des produits, des objets, des discours et des imaginaires en circulation. C'est une matrice sémiotique, un sens condensé surdosé qui plonge ses racines dans les grands imaginaires collectifs. Dans un mot, un signe, se condensent les grands rêves sociaux; la marque use pour cela de discours " déjà là ", qu'elle reprend. Les imaginaires, les stéréotypes, les discours communs lui permettent paradoxalement d'assurer ce rôle.

Examinons maintenant deux des rôles sociaux contemporains de la marque, à savoir sa propension à fournir des " vies mode d'emploi " et sa capacité à faire circuler des stéréotypes qui changent au fil du temps et des transformations sociales.

La marque : consommation mode d'emploi et stéréotypes

La marque contribue, depuis qu'elle existe, au déploiement à une échelle de plus en plus large du système de la consommation de masse. Elle touche tous les aspects du marché, même des aspects non marchands, et permet un repérage rapide par étalonnage, une mise en comparaison simplifiée de tous les aspects de la vie sociale, pour la maison, l'habillement, les loisirs et parfois la santé, les études, etc. La consommation permet une distinction qui repose sur les marques, balises instaurant certaines distinctions et participent à les rendent intelligibles à une large population.

Dans cette perspective, la mise en place des marques et de leurs communications, à partir du xixe siècle, a joué et joue encore, pour la population, le rôle de livre d'image géant ou de dictionnaire encyclopédique suivant l'âge et la génération, montrant et, plus fortement, indiquant ce qui doit être consommé, pourquoi, avec quel bénéfice personnel et social. Bien que cette valeur éducative de la marque et de ses discours puisse sembler paradoxale, c'est finalement une de ses missions

les plus anciennes. Ce balisage, mode d'emploi de la consommation et de la vie quotidienne, joue un rôle social majeur même s'il est motivé par le bénéfice marchand. Il a permis l'expansion de la consommation des produits d'hygiène, de gestes quotidiens et l'adoption de certains de produits de plaisir comme ce fut le cas pour le chocolat, les confiseries et les gâteaux secs au début du siècle précédent.

Ce mode d'emploi publicitaire de la vie en famille et en société proposé par les marques s'appuie également sur différents dispositifs d'apprentissage, dont les premiers furent les expositions universelles et les grandes foires (Benjamin, 1989). Les marques s'intègrent également dans les apprentissages à l'école ou chez le médecin (Marti, 2015). Dans le même temps, la publicité classique, mode de communication majeur pour les marques, ancre leurs discours dans des narrations démonstratives, distrayantes, spectaculaires, pédagogues, imaginatives, qui donnent en même temps un mode d'emploi de la société. En cela, le discours publicitaire propose, aux adultes et enfants, autant de contes qui rendent possible et garantissent la pérennité d'un vivre ensemble profondément lié à la consommation.

Prenons l'exemple contemporain de l'éducation aux thématiques liées au vieillissement et au grand âge que mène, lentement mais sûrement, un certain nombre de marques et de distributeurs depuis déjà quelques années. Il s'agit, dans ce cas, d'éduquer pratiquement toute la population, ou ce que l'on peut appeler le " grand public ", pour mieux vendre aux personnes âgées.

De fait, depuis quelques années, les baby-boomers forment la première génération qui a atteint massivement la qualification de senior, tout en étant à la fois prise dans des logiques liées au statut de grands-parents et à celui d'aidants pour leurs propres parents. Du point de vue du marketing, les baby-boomers sont une double cible : d'abord en tant que consommateurs à fort pouvoir d'achat qui affectionnent voyages, loisirs avec leurs amis mais aussi enfants et petits-enfants et, ensuite, parce qu'ils aident leurs parents sur de nouveaux chemins de la consommation comme ceux du maintien à domicile et des moyens d'aide à la vie quotidienne.

Ces voies de consommation sont inédites car aucune génération ne les a connues et difficiles car les personnes dans le grand âge sont souvent réticentes face aux changements. C'est pourquoi il n'est pas aisé de s'adresser directement à elles ; les marques choisissent plutôt de s'adresser à leurs enfants, à savoir les baby-boomers. Ces derniers, alors qu'ils pourraient déjà avoir besoin des produits et services concernés, notamment à cause des changements corporels dus au vieillissement, ne se sentent pas forcément concernés. Les marques s'exercent donc au périlleux exercice qui consiste à parler du vieillissement et de produits adaptés à une population susceptible d'acheter doublement, mais qui risque de se braquer si l'on s'adresse à elle frontalement à propos du vieillissement.

Certaines marques ont commencé à contourner ce problème en présentant les produits liés au vieillissement comme des produits tout à fait classique de consommation de masse, s'adressant à un large éventail de personnes d'âges différents. La

marchandisation et la massification doivent agir au plus profond en étant présentes sur tous les supports communicationnels des marques pour arriver à ce que ces seniors qui s'ignorent, les baby-boomers, se sentent concernés.

Ainsi les marques utilisent la publicité pour produire cette vie mode d'emploi et mettent en pleine lumière, à des heures de grande écoute, des thèmes parfois encore " tabous " il n'y a pas si longtemps comme les problèmes de cholestérol ou diabète jusqu'au sujet plus délicat des fuites urinaires féminines et masculines. Ces dernières voient des marques grand public comme Always, ou plus spécifiques comme Téna, communiquer aux heures de prime-time, montrant de très jeunes seniors à l'aise avec cette question. Ces marques produisent plusieurs messages : elles affirment que les questions liées à l'âge trouvent des solutions de consommation de masse, que vieillir ne veut plus dire être exclu du monde des consommateurs et que l'offre marchande sera adaptée, à la fois fiable et acceptable d'un point de vue esthétique. Ce faisant, les représentations des personnes vieillissantes se transforment, passant d'un stéréotype à un autre.

La marque est un programme sémiotique et culturel marchand qui cadre les interactions et les communications qu'elle génère et qui l'entourent. Elle met en intelligibilité une réalité complexe, en la stabilisant et en réduisant les possibles : la valeur opératoire des représentations ne fonctionne que par une énonciation stéréotypique (Berthelot-Guiet, 2013 et Kunert, 2014). Le travail sémiotique intense qui s'articule autour de la marque et de ses discours repose sur l'utilisation de discours déjà présents dans la société, de symboles bien connus et de fragments de discours déjà dits. Le recours à la stéréotypie et à l'intertextualité est indispensable pour que les récepteurs puissent construire rapidement du sens. Quelle que soit la marque, que ses discours éduquent, divertissent ou informent, ils le font via des stéréotypes qu'ils concourent à transformer.

Les discours à destination des seniors sont, à cet égard, éclairants. Il y a encore peu, les seniors n'étaient pas une cible marketing, ils étaient considérés comme perdus pour la consommation en général et celle des produits des nouvelles technologies en particulière. On les considérait comme englués dans des habitudes. Les baby-boomers ont, dans la société, transformé cette représentation et, de ce fait, les marques et la publicité ont commencé le travail de transformation du

stéréotype, choisissant de représenter des personnes " pas si âgées ", très dynamiques, arborant un beau bronzage constant, de magnifiques chevelures blanches et s'adonnant avec joie et sourire à des activités physiques. Le stéréotype du senior toujours jeune regardant avec confiance vers le futur et son pouvoir d'achat était né : au lieu de devenir vieux, ils restent jeunes. Cette nouvelle génération apparaît comme une construction socio-marketing plus acceptable, ce nouveau stéréotype chassant l'ancien.

Le rôle de la marque dans la société contemporaine est à la fois varié et majeur. Le travail de formation à la consommation et de transformation des représentations est constant, permettant à la société d'admirer le spectacle qu'elle donne d'elle même dans le discours des marques que son système économique a engendré.


 
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Journaliste tout terrain, je couvre tous les aspects du marketing et plus particulièrement les stratégies des marques. J’aime aussi l’Histoire. [...]...

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