Quand la grande distribution jette les maisons par les fenêtres
Jamais la grande distribution n'était allée aussi loin dans la surenchère publicitaire. Jamais elle n'avait dépensé autant. Ce qui était une bataille quotidienne menée à coups de catalogues et de promos est devenue une guerre de communication sophistiquée.
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Quel rapport y-a-t-il entre 25 000 tonnes de soles à 45 francs le kilo, une
piscine Desjoyeaux à 29 990 francs et un aller-retour à Rio de Janeiro pour 2
290 francs ? Aucun, si ce n'est la folie qui s'est emparée des trois enseignes
Auchan, Casino et Carrefour depuis un an et demi. “Victime” de la loi Galland
qui lui interdit de construire de nouveaux hypers, assujettie à la loi Raffarin
qui lui défend de vendre ses produits à perte, la distribution se bat avec de
nouvelles armes. A la pratique du rabais, cent fois utilisée, elle ajoute un
discours plus sophistiqué, le tout servi par un matraquage publicitaire à faire
pâlir le plus gros annonceur de la planète communication. Presse quotidienne
nationale et régionale, affichage et radio. Les trois incontournables médias
sont à la fête. Rien qu'en achat d'espace, Carrefour a dépensé pour l'année
1998, 900 millions de francs, soit le double de ce que l'enseigne dépensait il
y a trois ans. Auchan a dépassé les 500 millions de francs, tandis que Casino
dit avoir engagé au plus 100 millions de francs. Quid de l'année 1999 ? Les
comptes ne sont pas encore bouclés. Soit disant. Mais il y a fort à parier que
les investissements publicitaires soient encore plus conséquents, effet fin du
deuxième millénaire oblige !
Un milliard cinq cent millions en achat d'espace
C'est en septembre 1998 que démarrent les
hostilités. Carrefour, aujourd'hui numéro deux mondial, derrière Wal-Mart,
depuis son mariage avec Promodès, lance son opération baptisée “Les 35 ans”. La
campagne a pour objectif « de conquérir ou reconquérir certains clients qui
avaient cessé de fréquenter nos magasins tout en repositionnant notre image »,
explique-t-on chez Carrefour. La mécanique est simple. En ouvrant son
quotidien, en écoutant la radio ou en levant le nez vers les panneaux 4 x 3, le
consommateur Lambda apprend que chaque jour, un produit est mis en vente à un
prix défiant toute concurrence (et pour cause !). A lui de se déplacer le plus
rapidement possible, afin de ne pas rater l'affaire “du siècle” (du millénaire
?). Après cent jours d'offres plus ou moins spectaculaires, l'opération des 35
ans se révèle être un grand succès. Chez Carat, centrale d'achat d'espace en
charge du budget médias Carrefour, on estime à 20 % l'augmentation du chiffre
d'affaires de l'annonceur. En face, chez Auchan, on fait la grimace. Normal.
Carrefour a pris son concurrent de cours. A 9 jours près ! Or, le groupe
présidé par Gérard Mulliez avait préparé un bien joli coup. En effet, non
content d'être présent sur l'immédiateté de l'offre, son groupe s'engage sur le
long terme en assurant au consommateur “du service”. « Nous estimons que nos
clients attendent plus que de simples baisses de prix, ce qui est la base de
notre métier. Nous avons donc joué sur une double logique, celle du trafic, et
de la fidélisation », commente un responsable marketing chez Auchan. Un coup
d'épée dans l'eau. Si Carrefour fait rêver en proposant des billets d'avion
aller-retour sur Lufthansa, Auchan fait doucement rigoler en offrant des
bouquets de roses à prix réduit. Résultat : quand Carrefour voit augmenter son
taux de pénétration de 2 points, Auchan constate que des dizaines de milliers
de consommateurs s'en vont chez Carrefour. A la guerre comme à la guerre ! La
mode de la surenchère reprend de plus belle en 1999. Un nouveau venu rejoint
les deux titans : Géant (Groupe Casino), 35 milliards de francs de chiffre
d'affaires, 113 magasins de 6 et 7 000 m2 de surface, qui avec des moyens moins
importants va tenter de se faire entendre. Du 6 octobre au 6 novembre,
Carrefour continue de positiver, avec “Le mois historique”, sous-entendu, le
dernier avant le changement de millénaire. Même mécanique, mêmes pleines pages
dans la presse quotidienne, mêmes rappels en radio. De son côté, Auchan fête
les 100 jours avant l'an 2000. Cela va de soi. Jusqu'au 31 décembre, les
promotions se suivent sans se ressembler : 30 000 parkas à 70 francs, 20 000
télévisions à 1 490 francs... Oui, mais aussi des assurances, des bons de
réduction à dépenser le jour de son anniversaire. Comment se faire remarquer
quand on s'appelle Géant alors que l'on pèse moins que Carrefour et qu'Auchan
en termes de parts de marché ? « C'est tout simple. Il faut avoir des idées
plus tranchantes, et surtout il ne faut pas imposer au consommateur des rabais,
il faut lui demander ce qu'il veut », explique Ludovic Lanoue, directeur
marketing chez Casino. C'est ainsi qu'en mai dernier naît le Référendum Géant.
2 000 femmes avec enfants, déjà clientes du groupe sont interrogées par la
Sofres. Résultat des courses : piscines Desjoyeaux, maisons Phœnix, voyages en
Concorde seront les premières offres de l'enseigne qui annonce ses opérations
via l'affichage. « Carrefour et Auchan sont trop présents dans la presse »,
ajoute le responsable marketing.
Leclerc annonce son arrivée pour 2000
Aujourd'hui, c'est l'heure des comptes, mais chacun se refuse
à commenter l'état des caisses, ou à évoquer les clients gagnés (ou perdus).
Alors restent les jugements. Patron de BDDP & Fils, Nicolas Bordas, en charge
du budget de communication des hypermarchés Géant estime : « l'opération
Carrefour comporte plusieurs erreurs en termes de communication. Utiliser la
presse quotidienne pour annoncer un mois historique dont c'est la deuxième
édition, c'est un peu limite. Je crois que proposer un prix barré de 200
francs, c'est ce que nous faisons tous toute l'année ». Moins sévère à l'égard
de la communication Auchan, il ajoute, « l'idée des résolutions façon Monoprix,
“on pense à vous tous les jours”, est un classique du service, mais nouveau
dans la grande distribution. Malheureusement, je ne suis pas sûr que les gens
lisent. Et puis surtout (exemple pris au hasard des offres), ce n'est pas
forcément rassurant de lire qu'Auchan s'engage à contrôler l'hygiène des
produits. Cela sous-entend ni plus ni moins qu'elle ne le fait pas
habituellement ». Chez Carat, Véronique Thullier, lucide, se demande « si le
public ne finit pas par être saturé par toutes ces offres ». Gagnants ?
Perdants ? A écouter les responsables d'Auchan, de Carrefour ou de Casino, il
n'y aurait que des gagnants. Soit. Mais certains professionnels affirment que
seul Carrefour a fait un bond en termes de clientèle. Les chiffres, eux, sont
plus nuancés. Des gagnants qui, si tel est le cas, ont intérêt à se renouveler
sous peine de lasser lecteurs et consommateurs. D'autant que Leclerc, absent de
cette course à l'échalotte, promet de se mettre sur les rangs de cette belle
guerre en l'an 2000 à l'occasion de son anniversaire. Le cinquantième, ça se
fête forcément.
Le Référendum Géant
En entrant dans la danse avec un budget d'achat d'espace plus modeste que ses concurrents, Géant a recherché l'originalité. Et s'est appuyé sur un Référendum auprès des ses clients, qui a donné naissance à une campagne, conçue par Tequila.
Les Résolutions Auchan
La campagne Auchan, signée Venise, vise à concilier deux dimensions : le discours d'enseigne et le discours commercial. Elle recherche également une dimension institutionnelle à travers le slogan fédérateur “Changeons la vie pour l'an 2000”.
Le Mois Historique Carrefour
En 1998, Carrefour a investi 900 MF en achat d'espace. A combien s'élèvera son investissement en 1999 ? Sans doute à beaucoup plus. Il suffit de regarder les quotidiens, les panneaux d'affichage ou d'écouter la radio, pour apprécier la puissance de la campagne imaginée par FCA.