E-marketing.fr Le site des professionnels du marketing

Recherche
Magazine Marketing

Nous sommes dans une société qui fonctionne de plain-pied

Publié par le

Société Cofondateur de la Cofremca, Alain de Vulpian s'est mis depuis cinquante ans à l'écoute des gens ordinaires. Des gens devenus autonomes qui évoluent dans une société de personnes et de réseaux. Bien loin donc de la société de masse des années 50-60.

Je m'abonne
  • Imprimer

Pendant cinquante ans, au sein de la Cofremca, devenue Sociovision, vous avez observé les gens, la société, l'évolution des comportements. “A l'écoute des gens ordinaires” est pourtant votre premier ouvrage*. Pourquoi l'écrire aujourd'hui ?


Alain de Vulpian C'est l'histoire de ma vie. Pendant quarante-cinq ans, j'ai été l'animateur principal d'une entreprise de recherche et de consulting. Faire vivre une entreprise de ce type, qui veut faire du travail approfondi, sérieux, sans concession, s'occuper de ses clients et du carnet de commandes, de l'enthousiasme des collègues, inventer des méthodes… tout cela, c'est un boulot fascinant mais terriblement prenant. J'ai écrit des quantités fabuleuses de rapports, animé une quantité fabuleuse de séminaires, fait des communications dans des congrès, écrit des articles et des morceaux de livres, mais je n'ai jamais trouvé le temps de faire un bouquin bien que j'en ai souvent eu l'envie. Devenu président du conseil de surveillance, n'étant plus au manche, j'ai eu du temps. Et cette envie de comprendre plus largement, de reconstruire les enchaînements, a pu accoucher. Il y a une seconde raison. Je pense que, au début du XXIe siècle, nous sommes à une croisée des chemins. Les gens ont formidablement changé, le tissu social qu'ils fabriquent a formidablement changé. Mais les institutions, les grandes entreprises, les Etats ont moins changé. Il existe un décalage, qui s'est creusé durant les années 90, et qui me paraît grave. Il pourrait nous faire bifurquer dans des directions qui ne me plaisent pas. J'ai donc voulu faire un bouquin qui soit une alerte.

MM En quoi ce décalage entre la société civile et les institutions est-il aujourd'hui plus important que par le passé ?


A de V Ce décalage n'a pas toujours existé. Durant les deux premiers tiers du XXe siècle, les entreprises, et parfois les Etats, sont plutôt les pilotes de l'évolution. Elles commandent les masses, la consommation, le progrès technique. Jusque dans les années 60, et même un peu dans les années 70, les entreprises sont dans la société de consommation de masse comme des poissons dans l'eau. Elles y respirent facilement, elles manipulent facilement. Depuis, les choses ont énormément changé. Les innovations sont moins venues des entreprises et des institutions. Ce sont les gens qui ont changé la vie et qui ont changé le tissu social. Et les entreprises qui ont fabriqué leur pouvoir dans une société de masse sont assez désemparées devant une société de personnes à part entière. Elles ont constitué leur pouvoir dans une société qui, spontanément, s'organisait de façon pyramidale. Les gens regardaient en haut, où étaient les entreprises. Or, nous sommes désormais dans une société qui fonctionne naturellement de plain-pied.

MM Peu de gens ont réellement pris conscience de ce changement. Il y a encore peu, on parlait de la “France d'en bas” …


A de V Je serais heureux lorsque nous aurons, en France mais aussi en Europe et en Amérique du Nord, des représentants politiques qui se sentiront de plain-pied avec les gens et la société, et qui chercheront à développer une gouvernance partenariale. Il y a des gens qui en prennent conscience aussi bien dans les pouvoirs publics que dans les entreprises, mais nous avons du mal à faire passer cela dans la réalité. Ces choses sont tout à fait nouvelles. Il y a donc un apprentissage à faire, qui n'est pas fait. Nous observons dans toute une série de pays, et notamment en France, un divorce important, qui se creuse entre les gens et les pouvoirs, entre les gens et les entreprises. Cela donne envie à un certain nombre de gens ordinaires de se décarcasser pour se fabriquer une vie qui fonctionne à peu près bien, qui soit relativement sympa, pour se fabriquer un travail qui ait un peu plus de sens qu'il n'en a naturellement. Et puis, il y a une autre partie, qui a tendance à s'accroître d'après nos enquêtes, qui a envie de voler dans les plumes des dirigeants et qui enrage. Et j'ai peur que cela fasse bifurquer notre société vers des scénarios déplaisants.

Par exemple ?


A de V En ayant analysé, de façon aussi approfondie que nous pouvons le faire, les 50 ans de travaux de Cofremca-Sociovision, mais aussi ceux des universitaires, j'en arrive à la conviction que, devenus de vraies personnes, assez autonomes, capables de se fabriquer des vies qui leur conviennent à peu près, capables de se fabriquer des petits bonheurs, les gens, dans la mesure où ils ont le choix, préfèrent infiniment avoir des relations affectives positives, chaleureuses. Et, lorsque les choses commencent à se tendre, ils ont tendance à couper les ponts plutôt qu'à entrer en bagarre. Mais, s'il n'y a plus de bonheur, si les tensions deviennent trop fortes, s'ils ont le sentiment d'être rejetés, exclus, s'ils perdent l'espoir, à ce moment-là, ils peuvent devenir des guerriers.

Votre livre s'intitule “A l'écoute des gens ordinaires. Comment ils transforment le monde.” Qui sont ces gens ordinaires ?


A de V D'un certain point de vue, c'est tout le monde. On est un gens ordinaire si on est né dans un certain contexte, dans une certaine société, si on a été élevé par des parents d'une certaine façon, si on est allé à l'école, si on a rencontré des copains, si on a rencontré un béguin, découvert progressivement l'amour. Si l'on a éprouvé des difficultés à trouver du travail, cheminé pour y arriver tout de même, vécu une expérience qui, finalement, fait de vous quelqu'un qui a une certaine personnalité, une certaine économie de la personne, qui est différente de celle de quelqu'un d'analogue trente ans auparavant. A cette aune-là, les chefs d'Etat, les Premiers ministres, les chefs d'entreprise, les militants, les journalistes sont aussi des gens ordinaires. Mais ils ne sont pas seulement des gens ordinaires, ils ont aussi une fonction particulière de patron, de président, de dirigeant… qui fait qu'ils se comportent d'une façon un peu différente. Je pense que nous sommes tous des gens ordinaires mais certains d'entre nous le sont simplement en partie.

Si nous sommes tous des gens ordinaires, que deviennent les “early-adopters”, les “trend- setters”, tous ces concepts chers au marketing ?


A de V Ces concepts sont la perception d'un réel qui n'existe pas. Ils empêchent de penser juste. La early adoption est un comportement, mais les early adopters n'existent pas, ils sont multiples. Nous sommes confrontés en permanence à des phénomènes d'usurpation d'identité sociologique. Ces concepts sont des faux concepts, comme la ménagère de moins de 50 ans. Ce sont des fonds de commerce. Le marketing est né dans une société de masse et s'est développé comme marketing de masse. Tous les concepts géniaux qu'il a mis en avant étaient adaptés à une société pyramidale de masse, où les gens prennent le modèle en haut. Nous ne sommes plus dans une société pyramidale, nous ne sommes plus dans une société de masse, mais dans une société de personnes et de réseaux. Et nous ne sommes plus dans une société encasernée et mécanique. Nous sommes dans une société vivante. Une bonne partie des concepts qu'utilise le marketing aujourd'hui sont des concepts surannés et désadaptés par rapport à la réalité, à ce que deviennent les gens et la société. Ce que je crois, c'est que, depuis 20 ou 25 ans, la position du marketing dans les grandes entreprises n'a fait que décliner au profit d'autres secteurs : financiers, managériaux, stratégiques… Une des raisons de ce déclin, c'est que le marketing n'a pas totalement fait son aggiornamento. Il ne s'est pas réinventé pour s'adapter à la société d'aujourd'hui. Je suis persuadé qu'il va le faire et, peut-être, aurait-il intérêt à le faire en changeant de nom. Le fait de continuer à parler de marketing empêche de réinventer le jeu que joue l'entreprise pour favoriser son développement. Mais les entreprises vont y arriver parce que certaines sont plus malines que d'autres. Et les autres les copieront…

Comment le marketing peut-il s'inscrire dans cette nouvelle société de plain-pied ?


A de V Je crois que le marketing a fait plein de petits progrès partout, en essayant de s'ajuster un peu mieux aux gens, en prenant un peu plus en compte les personnes différentes. En allant dans la direction que nous leur répétons constamment : “Vous n'avez pas en face de vous des consommateurs mais des personnes à part entière. Ils consomment, mais la consommation n'est pas leur identité fondamentale. Leur identité fondamentale, c'est leur personne et leur vie”. Est-ce que le marketing peut leur apporter quelque chose qui entre bien dans leur vie ? C'est vraiment fondamental. Je pense que les entreprises sont, en ce moment, en apprentissage de la nouvelle société. Il ne faut pas qu'elles cherchent des recettes parce que personne n'a encore trouvé les vraies bonnes recettes pour s'adapter à cette société qui n'est plus pyramidale, où les gens sont très largement autonomes, et préoccupés de leur vie. De proche en proche, en tâtonnant, en faisant des expériences, elles apprennent, elles inventent un micro-marketing de dialogue et de coopération. Dans les contacts que nous avons avec nos clients, nous en voyons de plus en plus qui abandonnent des postures mécanistes pour des postures biologiques.

Si vous étiez aujourd'hui ce jeune homme qui, en 1954, a fondé la Cofremca, que feriez vous d'identique, et de différent ?


A de V A l'identique, je ferais de l'ethnologie. Les techniques ethno que j'utiliserais seraient différentes car les conditions ne sont plus les mêmes. Différent, j'essaierais de démarrer simultanément sur les cinq continents, car nous sommes dans un monde global. Et le monde devient plus global à toute vitesse, d'une manière extraordinairement rapide. Une autre différence : j'essaierais de créer un processus qui serait une sorte de laboratoire d'expérimentation des façons de tirer partie de la modernité de façon systématique pour des opérateurs, entreprises, organisations, gouvernements Donc ethnologie mondiale, assortie d'un laboratoire de tâtonnements, d'expérimentations des voies et des moyens, pour aider encore mieux les acteurs politiques, les entreprises, à trouver leur chemin dans la modernité.

Qu'appelez vous la modernité ?


A de V Les enchaînements d'enchaînements du vivant. Ce que d'aucun appelle le processus de civilisation, qui nous emmène ailleurs. Il s'incarne dans des réalités, des attitudes, des postures différentes selon les époques. Nous sommes capables d'identifier à une certaine époque ses dynamiques principales, mais cela ne nous dit pas où, au final, il va. Des enchaînements imprévus, des fluctuations peuvent se produire. Donc, la modernité n'est pas prédéfinie. Cela étant dit, vu d'aujourd'hui et en regardant en arrière, j'ai tendance à croire qu'il existe quelques axes persistants, sous-jacents qui orientent cette modernité. Ces axes sont l'émancipation des personnes qui cherchent à se dégager des contraintes, des tabous, des conventions, et c'est la recherche du bonheur personnel. Ces pulsions, ces tropismes, on les voit déjà quelques siècles en arrière avec la Renaissance, la Réforme. On les voit de façon éclatante avec le Siècle des Lumières. Ils inspirent la révolution américaine et la révolution française. J'essaie de montrer dans mon livre comme ils s'incarnent dans la société de consommation de masse et j'essaie de montrer qu'ils s'incarnent encore bien mieux dans la deuxième modernité, celle que nous vivons aujourd'hui, en attente de ce qui va se passer dans la troisième modernité. * Editions: Dunod/L'Ami Public.

Parcours


IEP Paris. Ethnologue et consultant. 1950-51 Journaliste 1952-53 Recherches de terrain en Suède. 1954 Cofondateur et principal animateur d'une équipe de chercheurs-consultants, le Bureau de Psychologie et de Sociologie Appliquées qui prend en 1959, le nom de Cofremca et enfin, en s'internationalisant, celui de Sociovision en 1998. Cofondateur de l'Ami Public, du club des Vigilants et des Ateliers de la citoyenneté. 1984 Membre du réseau international de prospective Global Business Network.

 
Je m'abonne

Rita Mazzoli

NEWSLETTER | Abonnez-vous pour recevoir nos meilleurs articles