E-marketing.fr Le site des professionnels du marketing

Recherche
Magazine Marketing

Le marketing a réinventé le magico-religieux

Publié par le

Donner des grilles de lecture. Telle est la mission que s'est fixé Dominique Desjeux, professeur d'anthropologie sociale à la Sorbonne. Dans son dernier ouvrage, La Consommation(1), il entreprend un voyage consumériste qui confirme que la consommation n'est pas un long fleuve tranquille.

Je m'abonne
  • Imprimer

Dans votre livre sur la consommation, vous faites émerger une vision pluraliste de l'analyse de la consommation. Que permet le terme “ethno-marketing” que vous avez inventé ?

Dominique Desjeux : J'ai, en effet, inventé en 1990 ce terme qui veut simplement dire ethnologie appliquée à l'étude de la consommation. J'ai horrifié mes collègues de la Sorbonne, car associer ethnologie et marketing n'était pas très courant. Et pourtant, l'observation des pratiques, que je faisais déjà en Afrique, est essentielle au marketing. Je tiens à dire que je n'ai rien inventé. J'ai simplement mis un nom sur une méthode. Reste que l'observation est encore marginale dans le marketing. Quand on regarde bien dans les pratiques, ce sont plutôt les tables rondes et des interviews semi-directives d'une heure et demie qui sont utilisées. Tout cela est bien sûr essentiel. Reste que nous, anthropologues, nous ajoutons l'observation et la photo. On se centre donc sur les pratiques avant de se centrer sur les motivations, la représentation et la symbolique. C'est une méthode où l'on ne raisonne pas en individu, mais en famille ou en groupe. Plus précisément en foyer.

C'est-à-dire ?

D. D : L'observation des pratiques peut donner des idées et des clés pour la réalisation des produits. Quand on travaille sur les courses, c'est la mère de famille qui va faire les courses. Même si elle est seule, elle prend en compte les desiderata de chacun des membres de la famille. Le principe même de la consommation est donc collectif.

La société n'est-elle donc pas aussi individualiste qu'on le laisse entendre ?

D. D : C'est même une de mes grandes conclusions. La société est individualiste en droit ou en valeur. Dans les sociétés occidentales, on accorde certes de l'importance à l'individu. Mais en pratique, il y a partout des normes et des contraintes sociales. Nous ne sommes pas du tout dans une société individualiste dans les usages.

L'acte de consommation est-il pour vous un acte identitaire ?

D. D : La consommation est très importante dans la construction de sens que les gens donnent à leur vie. La fièvre acheteuse en est l'illustration. Ce qui rentre en contradiction avec notre culture chrétienne, qui est une culture de la valeur et du sens très transcendantale. Il y a un conflit entre ces valeurs qui nous viennent d'une tradition chrétienne et les valeurs d'une société très matérialiste. Consommer donne du sens. Il n'y a qu'à se pencher sur Noël. Il existe une bataille dans les vitrines entre le père Noël et la crèche. Mais il faut savoir qu'il n'y a pas de société sans marché, sans commerce. Si vous enlevez le marché, il n'existe alors plus de société. Or les marques ont tendance à ne pas s'adapter à tous ces facteurs. Il faut prendre le consommateur tel qu'il est. Il en est de même dans le couple ou en famille.

L'anthropologie recueille des informations qui sont très différentes de ce que l'on peut lire dans les études…

D. D : Chaque méthode est à utiliser en fonction d'une problématique. Si je veux développer un marché et arriver à le pondérer, je vais faire du quanti. Reste que les sommes dépensées en études rassurent davantage. Si l'on veut faire du développement, relancer un produit, ou freiner une baisse, l'anthropologie est très intéressante, car on va comprendre les détails sur lesquels on pourra s'appuyer pour changer un produit. Je crois que, du coup, l'ethno-marketing est très à la mode aujourd'hui.

La méthode est peut-être à la mode, mais peu appliquée…

D. D : Car il y a un rapport de forces non négligeable. D'après l'Adetem, les études se font à 80 % en quanti. Les 20 % de quali relèvent de tests et non d'études de fond. De plus, l'ethno-marketing coûte cher. C'est un marteau-pilon pour enfoncer un petit clou qui est celui du chef de produit dont le problème n'est pas tellement de réfléchir, mais plutôt d'augmenter ses ventes et de gérer ses gammes. Mais je suis confiant. J'attends seulement le moment où l'on va trouver l'astuce, où l'on va montrer en quoi ce genre d'approche va permettre d'augmenter les ventes.

Cela demande peut-être de changer l'organisation même des services marketing ?

D. D : Probablement. C'est pour cela que c'est compliqué. Pour l'heure, deux types de sociétés se penchent sur l'ethnomarketing. D'une part, les sociétés de services qui n'ont pas réellement de culture marketing, et qui essaient de comprendre le comportement du consommateur face à de nouveaux produits, telles que EDF, France Telecom ou la SNCF. D'autre part, les marques qui ne connaissent pas du tout un marché à l'international. C'est ainsi que je suis souvent en Chine ou en Afrique pour des grands groupes français.

En quoi l'anthropologie peut-elle aider les marketeurs, concrètement ?

D. D : Cette méthode est proche du bon sens. En allant chez les gens, on est extrêmement flexible sur la méthode qui demande de se concentrer sur les usages et les pratiques dans le logement pour comprendre comment les gens utilisent le produit. On se rend alors compte que les gens parlent davantage du produit que de la marque. C'est ce que démontre la dernière démarche de Findus qui a filmé des familles en train de manger, puis des cantines scolaires. La marque, qui a filmé les repas du midi et du soir, s'est rendu compte de certaines tendances que l'on ne peut vraiment pas appréhender avec des entretiens déclaratifs. Ce sont souvent des gestes microscopiques qui font évoluer les choses. Findus a ainsi remplacé ses contenants aluminium, car la marque a vu que l'utilisation de ses produits se faisait principalement au micro-ondes.

Comment expliquez-vous que les marketeurs n'aient pas de formation en sociologie ?

D. D : Il est très difficile d'enseigner dans les grandes écoles. Je l'ai déjà fait, mais les étudiants ne sont pas sensibles à cette méthode. Les filles sont certes plus intéressées, mais, globalement, les marketeurs sont uniquement centrés sur la marque. Le fonds de commerce de ces écoles, c'est bien la marque. Elles sont donc positionnées sur l'imaginaire. Il faut bien comprendre que la marque est un capital financier. Mais cela ne nous apprend pas comment fonctionne le consommateur. Reste à savoir si la marque est le principal facteur de décision d'achat. Il faut comprendre que la fonction des directions marketing est de vendre. Et l'un des instruments principaux pour vendre est tout de même la publicité. Or la pub ne met pas l'accent sur le produit, ni sur l'usage, mais sur l'imaginaire ou la symbolique.

Vous dites que les marques doivent se demander si les produits qu'elles proposent aux consommateurs les aident à résoudre des problèmes. Pouvez-vous être plus explicite ?

D. D : La marque résout un problème. Si on veut développer un produit, il faut qu'il corresponde à un usage. Jusqu'à très récemment, les shampoings devaient être retournés pour être terminés. Manque de pot, le capuchon était rond ! Un produit ne doit pas augmenter la charge mentale.

Faut-il distinguer produit et marque ?

D. D : Oui. La marque, c'est un signe, un point de repère. J'ai étudié en 2005 le cas du maquillage, son usage, ses produits et les marques. L'objet de maquillage passe par plusieurs grandes phases de l'enfance à la fin de la jeunesse. Une phase de transgression, une phase de séduction et une phase de conformité sociale. A travers toutes ces périodes, le maquillage est un objet significatif et il faut qu'il réponde à certaines interrogations. Si on est dans l'enfance, la marque n'a pas d'importance. Ni à l'adolescence. Ce n'est qu'en tant qu'adulte qu'elle a une réelle signification pour la femme. La marque a donc un poids qui varie. Elle n'est pas un absolu.

Est-ce ce qui explique la crise que connaît aujourd'hui la marque ?

D. D : Il y a en tous les cas une crise évidente de la marque et de la vente. Peut-être faut-il faire évoluer ses produits avec la société ? Pour cela, on est obligé de remonter à la réflexion de la société. La société change, les générations changent. Il faut donc être flexible. Et arrêter de “routiniser”.

“Routiniser”, n'est-ce pas là justement un des travers des marketeurs ?

D. D : Les organisations marketing sont elles-mêmes sous contrainte de résultats financiers. Aujourd'hui, on fonctionne par trimestre. On ne peut pas prendre de recul. C'est pour cela qu'il faut peu à peu réintégrer à côté des cours de marketing, des cours d'analyse de la société. Il faut comprendre les évolutions de la société, apprendre à changer d'échelle et faire face aux groupes de pression qui vont bouleverser la façon d'appréhender le consommateur.

Quel est alors, pour vous, le rôle du marketing ?

D. D : Le marketing a réinventé le magico-religieux. Le marketing, c'est de la production de sens. Au-delà de sa fonction de vendre et d'aider à vendre, la fonction sociale du marketing, c'est de faire du sens. C'est fondamentalement une fonction religieuse d'enchantement de la réalité. Le travail du marketeur est de transformer un objet ordinaire, sortir du quotidien. Grâce au packaging, à la publicité, à la marque, il donne de l'émotionnel, transforme un objet en une personne. Car la marque est une personne. C'est de l'animisme pur. C'est la promesse de la marque. L'objet va transmettre une énergie. Pour courir plus vite avec telle paire de chaussures, par exemple. D'où la contradiction de mon métier à moi qui décrit, qui met à plat les phénomènes.

Parcours

1988 - 2006 Professeur d'anthropologie sociale et culturelle à la Sorbonne. Directeur du Magistère de Sciences sociales appliquées à l'interculturel dans les organisations, la consommation et l'environnement. “Visiting professor” aux Etats-Unis, au Danemark et en Chine. Chargé de cours dans différentes établissements. Chercheur au laboratoire d'ethnologie de la Sorbonne et au Cersof. Co-responsable de l'axe Arts, Cultures et Consommations au Cerlis, CNR S. Consultant pour Pragmaty en management interculturel en Europe, Afrique et Chine, directeur scientifique d'Argonautes en études et recherches en France, en Europe, en Afrique et en Chine, et pour Interlis en études internationales et en France. 1981 - 1988 Professeur de sociologie à l'Ecole supérieure d'agriculture d'Angers. Consultant pour l'Unesco, consultant international (Congo, Burkina Faso). 1979 - 1981 Sociologue indépendant. Chargé de cours et intervenant dans différents établissements d'enseignement supérieur. 1975 - 1979 Maître assistant de sociologie et d'anthropologie (RP Congo). Chargé de cours (RP Centrafricaine). Consultant

 
Je m'abonne

Ava Eschwége

NEWSLETTER | Abonnez-vous pour recevoir nos meilleurs articles