Le jeu placebo des temps modernes?
Tendance. Le jeu pourrait bien être le grand gagnant de la crise. Parfaite échappatoire aux soucis quotidiens, bon moment à passer avec ses proches, ou opportunité de devenir un autre..., il tient le rôle de palliatif, voire de placebo à nos petits et gros bobos.
Difficile fin d'année. La crise économique, les suicides au travail et la grippe A/H1N1 se partagent les gros titres des journaux. Et le pessimisme semble bel et bien régner sur notre société. Pourtant, contrairement aux crises précédentes qui avaient provoqué une vague de sinistrose, aujourd'hui, une bonne partie de la population réagit d'une manière beaucoup plus énergique, vitale, voire ludique. C'est en tout cas le constat qu'établit Christine Pollet, dirigeante de l'institut d'études Interview. Face à un trop-plein de nouvelles angoissantes assénées aux informations, les bouffées d'oxygène sont les bienvenues. Le jeu devient alors une véritable «arme anti-sinistrose», permettant d'évacuer le stress. De là à dire que le ludisme est le grand gagnant du moment, il n'y a qu'un pas. Car, comme l'affirme Patrice Huerre, chef de service psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent de l'établissement public de santé Erasme à Antony, «une situation difficile peut conduire à recourir à l'humour, qui est une forme de jeu, pour continuer à vivre». A l'instar du héros imaginé par Roberto Benirai dans son film La vie est belle, qui invente un jeu pour que son fils ne se rende pas compte de l'horreur de la guerre et des camps de concentration. En effet, poursuit Patrice Huerre, dans certaines périodes y compris dramatiques, l'humour peut apparaître comme « la dernière des parades ». Dans son livre Place au jeu ! (Editions Nathan) , il écrit ainsi que «le jeu est une prime de plaisir indispensable face à la réalité du monde. L'être humain a de tout temps été confronté à des épreuves parfois difficiles à accepter. Grâce au jeu il a pu individuellement ou collectivement trouver des aménagements pour s'en accommoder».
@ Française des Jeux et Fotolia (Viktor Gmyria / Ralph Kraft / Schocky / Drazic / Roman Sigaev / AJ / RG) Illustration et photomontage : Séverine Soury
Le film de roberto Benigni montre comment un père de famille tente de cacher l'horreur de la guerre à son fils, en inventant un jeu.
Alors, si forcément nous nous inquiétons des crises et de leurs conséquences, rien ne nous empêche, de temps en temps, d'en rire. Il en va ainsi des soirées grippe A où de joyeux fêtards se réunissent, un masque customisé sur la bouche. C'est également sur le ton de l'humour décalé que la marque «Fuck la Crise» s'est lancée, avec l'idée de proposer un contre-discours optimiste, comme en témoignent ses tee-shirts arborant de larges sourires et des messages provocateurs comme «I love la crise». «Fuck la Crise» vise avant tout à montrer qu'il n'y a pas de fatalité et que l'optimisme peut être de mise, même en des temps difficiles. Bref, ce n'est pas parce que la crise est là, qu'il faut arrêter de s'amuser !
Du reste, en période de dépression, « on a sans doute plus envie de se distraire » concède Jean-Pierre Martignoni sociologue à Lyon II. La crise n'est en tout cas pas défavorable aux jeux sauf si cette dernière s'aggrave trop. Seuls les jeux d'argent en souffrent. Car « lorsque le moral baisse, c'est une des activités qui en pâtit en premier », explique Patrick Buffard, directeur adjoint au marketing et au développement de la Française des Jeux (FDJ) . Les mises ont ainsi baissé de 3,5 % en 2008 pour le PMU, la FDJ et les casinos. Seul le Loto fait toujours rêver, avec une progression de 10 à 15 % depuis son relooking en octobre 2008. Autre exception, les paris sportifs, qui devraient bénéficier de l'ouverture prochaine du marché des jeux d'argent en ligne, tirent leur épingle du jeu, avec une augmentation de 65 % en 2008, due notamment à sa pratique «sous-développée» en France et à l'usage d'Internet. Entre les testeurs de chance, superstitieux, en quête de réassurance et de petits gains, les gagneurs attirés par les gains importants et les épicuriens tirant autant de plaisir d'une partie de poker que de l'envie de gagner, plus de 29 millions de Français jouent chaque année, dont 9 millions au moins une fois par semaine. Même si les chances de gagner sont extrêmement minces, il n'en reste pas moins que la Française des Jeux fait deux millionnaires par semaine en moyenne ! Des heureux gagnants « extrêmement prudents » , constate Patrick Buffard. Si tous s'offrent un petit rêve (la voiture, la maison, le tour du monde), ils ont avant tout à coeur d'en faire profiter leur famille.
En attendant de remporter le jackpot, jouer permet au moins d'espérer. Et, effet compensatoire oblige, la crise tend à octroyer une place plus importante au divertissement. Patrice Huerre souligne ainsi qu'il y a un réel besoin de jeux « sinon les gens seraient le nez sur le guidon et ne verraient que le mur qui se rapproche », occultant les changements positifs qui pourraient arriver. En outre, se divertir à l'aide de jeux est également un bon moyen de s'échapper un temps de contraintes trop lourdes. Pour preuve, le succès constant des jeux télévisés qui pourraient bien être le nouvel eldorado des chaînes, comme l'a avancé Laurent Storch, directeur des programmes de TF1 lors d'une conférence organisée en septembre dernier par Aegis Media. Et, de fait, ces derniers se taillent une place de plus en plus importante dans les grilles de programmes. Les chaînes remettent au goût du jour des jeux abandonnés un temps, à l'instar de «Tournez manège» animé par Cauet depuis la rentrée, tout en lançant des jeux de chance ou des jeux loufoques à base d'épreuves physiques.
Plus de 29 millions de Français jouent chaque année à des jeux de la FDJ.
Patrick Buffard (FDJ): «Le jeu est une activité essenielle de l'être humain, car elle est universelle.»
Des instants de parenthèses dans la journée
Les jeux sont favorisés, explique Bertrand Villegas, directeur associé de The Wit, tout d'abord parce que les gens ont besoin de divertissements, et aussi pour des raisons économiques, les jeux étant une des formules les plus rentables de la télévision. « Les jeux TV sont des instants de parenthèses dans la journée », souligne Bernard Montibert, directeur général de TF1 Games / Dujardin. Le principe étant surtout de ne pas se prendre au sérieux et de passer un bon moment de détente. Certes, la plupart ne sont pas très intellectuels, loin s'en faut, mais ils ont au moins le mérite d'être amusants et fédérateurs, toutes les générations pouvant se retrouver devant le poste.
Il en va d'ailleurs sensiblement de même des jeux de société. Alors que les parents courent toute la semaine après le temps, ceux-ci rassemblent les membres de la tribu autour d'une table, telle une pause bienvenue. «A priori, on joue plus en période de crise, précise Yves Cognard, directeur marketing d' Hasbro. Il y a un recentrage au sein du foyer. » C'est également un loisir abordable dont le budget n'est pas rogné. Au contraire. Ils sont ainsi bien moins chers qu'une sortie au cinéma en famille. Et surtout, c'est « un petit plaisir familial qui assoit les générations autour d'une table », ajoute Bernard Montibert. Bref, une valeur refuge. « Parce que notre société morcelle les pratiques et les individus, elle pousse beaucoup à l'individualisme », observe Patrice Huerre. Aussi le jeu est-il une bonne manière de se retrouver ensemble le temps de fêtes, de repas. Il répond bien à ce besoin de vie sociale de tout individu. Redonner une place au jeu s'avère donc une nécessité, dans une société où le chacun pour soi prédomine. Une activité essentielle de l'être humain en somme, comme le précise Patrick Buffard. Elle est de fait universelle et intemporelle. De tout temps, les hommes ont joué, y compris à l'époque préhistorique et dans les sociétés antiques. Et aujourd'hui, le marché des jeux se porte toujours bien, avec une progression de 4 % cette année, et même de 6 % pour les seuls jeux de société. Les best-sellers se vendent à plusieurs centaines de milliers d'exemplaires, tel le Monopoly, créé pendant la crise de 1929, qui demeure le best-seller incontestable avec 500 000 exemplaires par an, suivi de près par le Trivial Pursuit et le Cluedo.
Les executive toys font un tabac aux EtatsUnis. A l'instar de ce lancemissiles (en mousse) à port USB permettant de «canarder» ses collègues de travail, en toute sécurité.
Mettre un peu de «jeu» dans les relations humaines
Parce que lire les règles du jeu s'avère être une activité rébarbative, les parents préfèrent en effet acheter les grands classiques, à travers lesquels ils retrouvent leur propre enfance. Car, souligne Jean-Pierre Martignoni, le jeu laisse des traces toute sa vie. Un avis que partage Patrice Huerre. Pour lui, les capacités à jouer se mesurent en fonction de la qualité des expériences précoces dont a bénéficié l'enfant. Ainsi, pour ceux qui en ont eu peu, le jeu ne signifiera pas grand-chose. Ils ne sauront pas déjouer les tracas de la vie. En outre, « ils n'auront pas de capacité humoristique, n'auront aucune distance possible, estime Patrice Huerre. Au contraire, les autres vont sourire de l'adversité et arriveront à prendre de la distance». Car le jeu permet de s'évader de la réalité, d'échapper un moment aux aléas de la vie de tous les jours, d'oublier ses soucis. « C'est un moment où l'on retrouve l'enfance et où l'on est dégagé d'une réalité pesante », considère Patrice Huerre.
D'ailleurs, selon le psychiatre, on joue toute sa vie sous des formes diverses. Jean-Pierre Martignoni voit aussi un continuum de l'activité ludique de l'enfance qui perdure quand on atteint le troisième âge : « On commence sa vie en jouant, et on la termine en jouant. » Alors qu'il était considéré pendant un temps comme un peu ringard, on assiste de fait à un retour du jeu de société dans le monde des adultes. D'une part parce que ces derniers ont besoin de ces bulles de détente, mais aussi parce que l'offre de nouveaux jeux destinés aux adultes est en augmentation. « Les jeux ont longtemps été perçus comme destinés aux enfants, comme des jeux à faire en famille. On ne jouait pas entre adultes », observe Nicolas Benoist, responsable communication et marketing d'Asmodée. « Or, ajoute-t-il, depuis quinze ans, il y a une évolution avec l'apparition de jeux pour adultes venus d'Allemagne, riches au niveau stratégique et au niveau des règles. » Lesjeux diffusés par Asmodée, du Jungle Speed à Time's Up en passant par Les Loups Garous de Tiercelieux, ont la cote aussi bien chez les enfants, que chez les adolescents et les adultes. « Toute une population s'est découverte fan de ces jeux, et elle continue de croître », constate Nicolas Benoist. Pas de doute, le jeu a dépassé le stade des loisirs pour enfants. « Autrefois, les adultes jouaient à des jeux d'enfants. Aujourd'hui, il n'y a pas besoin des enfants pour s'amuser », conclut Bernard Montibert.
En outre, avec l'arrivée des Executive Toys et des serious games dans l'univers professionnel, le jeu pénètre même le monde de l'entreprise. Une véritable gageure dans notre société, puisque, si « le registre ludique est admis sur le grand public et sur les forces de vente, on reste dans un registre très sérieux lorsque l'on passe au reste de l'entreprise », note Berto Taïeb, Managing Partner chez Polygone. Pourtant, c'est une façon de faire une pause sur son lieu de travail, même si certains font preuve d'un goût douteux, à l'instar d'un lance-missiles permettant de «canarder» ses collègues de bureau avec des morceaux de mousse...
Mais le jeu est aussi une façon efficace de faire passer des messages et d'apprendre. Demos a ainsi réalisé une dizaine de serious games sur mesure permettant de baisser les barrières et les freins à l'autoformation, explique Philippe Lacroix, directeur du département e-learning chez Demos. Si seulement 1 % des individus finissent un / module d'e-learning, ils sont 4 à 5 % à terminer un serious game ! Car, comme le note Karine Cohen, chef de projet Serious Games / Nouveaux Usages chez Imaginove, les serious games impliquent une pédagogie active, qui plaît à l'apprenant. Le jeu s'avère donc bénéfique autant pour les enfants, qui apprennent à perdre et à gagner, que pour les adultes. Il est aussi propice à la créativité. Dans son ouvrage Place au jeu !, Patrice Huerre note ainsi qu'il «permet de vivre avec les autres, de continuer à être curieux du monde, d'avoir envie de découvrir, d'apprendre et, du même coup, d'avancer. Le jeu va bien au-delà du divertissement, il a une fonction adaptative et sociale.» C'est en jouant avec ses camarades, que l'enfant apprend à vivre en communauté. Et puis, précise-t-il dans son livre, «il faut mettre un peu de «jeu» dans les relations humaines pour qu'elles soient vivables !».
Preuve aussi que le jeu dépasse le stade de l'enfance et de l'adolescence, la moyenne d'âge des aficionados des jeux vidéo est de trente ans. « Un engouement qui correspond bien à notre époque », observe Monique Large, directrice des Etudes chez Dezineo. Il répond à la fois au désir de ludisme des individus, de réussite, de challenge, de liberté d'action, tout en proposant un cadre et des règles rassurantes dans un monde fini. Monique Large pointe également du doigt le bonheur du droit à l'erreur, admis dans les jeux vidéo, banni dans la vie de tous les jours. D'ailleurs, l'entraide est plébiscitée sur les forums, où les joueurs échangent leurs astuces.
Néanmoins, on peut aussi se demander si ce n'est pas une façon de faire l'autruche, en préférant un monde virtuel à un monde réel difficile. « Aujourd'hui, en période de crise sociale et économique, différents jeux servent en quelque sorte de palliatifs, relève Laurent Trémel, sociologue et coauteur avec Tony Fortin de l'ouvrage Mythologie des jeux vidéo aux Editions Le Cavalier Bleu. Que l'on songe par exemple à ces spectacles dits de « téléréalité», censés permettre de «Révéler la star qui est en soi !» et de propulser de jeunes artistes dans le monde du show-biz, ou encore à des jeux d'entraînement cérébral, censés améliorer son QI. » Laurent Trémel y voit même « des produits, construits par des industriels du loisir, palliant en quelque sorte, au niveau symbolique, à la dégradation du lien formation-emploi ou encore à la baisse du niveau scolaire déplorée par certains. » Bref, certains jouent pour oublier, d'autres pour avoir l'impression d'être meilleurs que ce qu'ils sont en réalité.
Le jeu, «nouvel opium du peuple» ?
Grâce aux jeux de rôles, chacun peut vivre des vies parallèles, explique Laurent Trémel, dans lesquelles les joueurs deviennent des «grands hommes», tels des sportifs de renom, des chefs d'Etat, de puissants guerriers ou encore des magiciens redoutés ! « Particulièrement prisés des adolescents et des jeunes adultes, connaissant en parallèle dans la «vraie vie» toutes sortes de désillusions (chômage, précarité professionnelle et, parfois, sentimentale, dépendance prolongée par rapport aux parents... ), ces produits jouent un rôle social de compensation évident. En ce sens, ils font un peu figure d'opium du peuple, au sens défini par Marx, et l'on peut leur prêter une finalité de contrôle social : sans l'existence de ces paradis artificiels qui rendent au bout du compte la vie «supportable», nos contemporains seraient peut-être plus conscients des maux affectant le monde moderne et se montreraient davantage revendicatifs. »
L'avis du sociologue prête à réflexion. D'autant que le jeu investit l'ensemble de notre société. Y compris les marques qui créent des Advergames, à l'instar du jeu vidéo «Chaos à la maison» discrètement estampillé Rubson. Il existe néanmoins des initiatives qui rendent le jeu utile à la société en éveillant les consciences.
Ainsi Succubus a créé, en partenariat avec l'agence Double Mixte, un serious game pour la ville de Nantes, afin de prévenir les risques d'hyperalcoolisation chez les jeunes. De leur côté, Unicef, Global Kids et gamelab ont lancé un jeu de simulation «Ayiti : The Cost of Life» pour montrer la difficulté de lutter contre la pauvreté. Et Demos a imaginé pour Eco-Emballage un jeu simulant l'impact de la communication sur le tri des déchets dans une ville. De tels exemples pourraient bien prouver que, bien utilisés, les jeux vidéo peuvent changer les mentalités et les comportements.
Reste qu'à l'extrême inverse, le sociologue Jean-Pierre Martignoni voit dans le succès des machines à sous et du poker, « les mythes de Rockefeller et du cow-boy américain ». Il existe bel et bien selon lui « un rapport de connivence entre les jeux et la société dominée par l'argent ». D'ailleurs, le Monopoly, en tête des ventes depuis des années, n'est-il pas un jeu symbolisant le capitalisme ? De là à dire que les jeux sont le reflet de notre société, il n'y a qu'un pas... N'oublions pas pour autant que le jeu est aussi propice au rêve et à la création. Comme l'écrit Patrice Huerre dans son livre Place au jeu !, ce sont ces germes de l'enfance qu'il faudrait toujours cultiver pour avoir, selon l'expression de Donald Winnicott, cette «capacité de garder tout au long de la vie quelque chose qui est propre à l'expérience du bébé : la capacité de créer le monde». Malheureusement, on a trop tendance à considérer qu'il y a un âge où il faut «arrêter de rêver». Ne renonçons donc pas à jouer et n'empêchons pas les enfants de jouer ! Car en jouant, «ils pourront s'adapter aisément sans vivre les transformations à venir comme une remise en question personnelle majeure ( ...) et ils contribueront ainsi à la création du monde de demain.» En somme, jouer pourrait bien aider à mieux bâtir l'avenir. Pour peu que l'on choisisse les bons jeux, et que l'on ne perde pas son âme d'enfant.
Deux foyers sur trois avec enfants achètent une boîte de jeux par an, soit 12 millions de boîtes de jeux de société vendues par an en France, hors jeux d'échecs et de dames.
(Source : Yves Cognard Hasbro)