Le consommateur au coeur des études d'innovation
Alors que l'innovation est plus que nécessaire à la survie des entreprises, elle est remise en cause par les consommateurs. Comment faire pour renverser le processus? La solution passe par l'adoption de nouvelles postures et approches. C'est la grande mutation des études d'innovation.
Les chiffres, connus de tous, font frémir plus d'un homme de marketing: en 2008, selon TNS Worldpanel, seules 30% des innovations survivent trois ans après leur lancement, encore moins qu'en 2007 (35%). Plus préoccupant encore, seules 5% des idées d'innovation deviennent des lancements réussis. Le tout sur fond de régression du goût des Français pour la nouveauté, comme le montre le dernier Observatoire des modes de vie et de consommation des Français d'Ipsos. Lors de la dernière Journée des Etudes de l'Adetem et de l'UDA, Eric Singler, directeur général d'In Vivo BVA, a souligné, enquête BVA Omniweb à l'appui, à quel point les consommateurs d'aujourd'hui étaient complexes, inquiets, critiques, infidèles. L'enquête «Publicité et Société» de TNS Sofres/ Autralie 2009, met en évidence un vrai désamour vis-à-vis des marques. Un sondage Ifop, réalisé pour le JDD les 12 et 13 février derniers, montre, de plus, que 68% des Français trouvent qu'on leur propose souvent des produits qui ne correspondent pas vraiment à leurs besoins et à leurs attentes. Côté entreprises pourtant, l'innovation reste prioritaire. Pour 70% des décideurs des grandes entreprises françaises interrogés pour l'Observatoire du management de l'innovation
Pascale Dor (Groupe ID): «Ni les études qualitatives, ni les sessions créatives ne remplacent la force de conviction et la mobilisation des équipes marketing et de recherche.»
Comment sortir de ce paradoxe? «La définition de l'innovation va changer. Il faudra vraiment apporter une valeur ajoutée pour se faire une place et, pour cela, travailler différemment», estime Béatrice Brebion-Baubert, directrice Global Consumer & Business Insight de Newell Rubbermaid EMEA. «Nous avons accéléré l'innovation depuis trois ans sur le secteur du chocolat rien qu'en mettant en place une organisation générant plus de synergie de ressources entre les différents pays», constate Cécile Merlin, directrice marketing chocolat de Kraftfood France. «Ilfaut donner un nouveau souffle au marketing et à la RàfD. Ni les consommateurs interrogés en études qualitatives, ni les participants de sessions créatives, ne remplacent la force de conviction et la mobilisation des équipes marketing et de recherche. Il est important de passer par un cadrage stratégique de l'innovation», remarque Pascale Dor, fondatrice et dirigeante du groupe ID (ID-Sourcing et ID View), qui vient de lancer le Club Cosmétiques à l'Adetem. De plus en plus nombreuses sont les entreprises qui favorisent le contact du marketing avec le consommateur et qui envoient leurs équipes marketing en immersion à la rencontre de leurs consommateurs: P&G, Henkel, McDonald's, Sarah Lee, Unilever, Kraft... On parle de Consumer Connect, Consumer Safari, Consumer Closeness... «Il existe une volonté forte défaire diffuser en interne la culture de l'insight et de la créativité», souligne Valérie Lalanne, directeur d'Added Value. De toute façon, pour Laurent Yvart, fondateur de l'institut Agalma, «la démarche innovation va devenir une démarche globale, collaborative, avec des méthodologies très prospectives et des objectifs très concrets et opérationnels».
Une nouvelle posture
«On est en train d'assister à la fin de l'innovation pour l'innovation. Cette nouvelle posture du consommateur va modifier le processus d'innovation des marques et notre propre évaluation de l'innovation, à toutes les étapes du processus», constate Stéphane Truchi, président du directoire de l'Ifop. La crise va rendre encore plus stratégique l'innovation pour les entreprises. «Beaucoup de bouleversements de comportements peuvent générer de nouvelles opportunités. Il faut comprendre et identifier des opportunités en quali et quanti et allier rigueur et créativité centrées sur les besoins», remarque Christine Loranchet, directrice Innovation et Développement de produit chez TNS Sofres. «De plus, il ne faut pas attendre le dernier moment pour savoir s'il faut investir ou pas, mais diagnostiquer plus finement en amont. Il faut augmenter la prédictivité pour augmenter les chances de succès et, pour cela, introduire le consommateur plus tôt dans le processus», rebondit Claudine Coupé, directeur associé chez TNS Sofres. Pour Thomas Tougard, directeur général d'Ipsos Marketing, «2008 constitue une rupture dans la perception des études en matières d'innovation».
Plus que par la création de nouveaux outils, cela passe pour les instituts par l'association en leur sein des compétences études, marketing et conseil pour accompagner les clients dans les processus d'innovation. TNS Sofres vient de créer une Business Unit dédiée à l'innovation. Le groupe a racheté, il y a un an, Landis, société spécialisée dans la stratégie et l'innovation basée en Floride, et déploie en France une nouvelle offre innovation. Research International a, depuis trois ans, un directeur Innovation et un département Idea Architects. Pascale Dor a complété l'offre ID View (études qualitatives) par une offre ID Sourcing (études marketing et démarches d'innovation). GfKa racheté Arbor Strategy Group aux Etats-Unis qui dispose d'une base de données de 800 000 nouveaux produits lancés depuis vingt-cinq ans dans le monde entier (300 catégories de PGC), qualifiés selon des critères de promesse et de positionnement, et qui s'enrichit de plus de 10 000 innovations tous les mois. «Grâce à cette base de données, nous avons développé un service stratégique pour les entreprises: l'identification de l'idée. Il consiste à modéliser l'historique des innovations dans notre banque de données, structurées sur leurs promesses. Cela peut permettre de trouver des idées de nouveaux produits en construisant «l'innovation tree», qui décrit l'arbre généalogique de chaque innovation sur la catégorie dans le pays concerné, et d'analyser leurs chances potentielles de succès», explique Sébastien Spangenberger, directeur associé de GfK Custom Research France et manager pour le monde de l'équipe GfK Innovation Centre of Excellence. De son côté, Harris Interactive intervient en binôme, notamment avec le cabinet de conseil Idaho dans le domaine des télécoms, ou avec le cabinet Bleu Intense dans celui de la grande consommation.
Stéphane Truchi (Ifop): «Il faut repartir de la relation avec le consommateur pour construire l'innovation».
Claudine coupé (TNS Sofres) «Le succès est lié à la productivité et pour cela il faut introduire le consommateur plus tôt dans le processus.»
Donner du poids à l'amont
«Nous faisons intervenir le consommateur plus tôt qu'avant dans notre processus d'innovation», constate Florence Lenaour, chef de groupe Innovations chez Bel France. Ces quelques mots résument bien les nouvelles postures face à l'innovation. L'amont devient plus stratégique. Entreprises et instituts s'intéressent davantage à la compréhension et à l'identification des opportunités. Et les méthodes pour y parvenir sont multiples. Depuis la prospective, la veille, le desk research, la création d'observatoires, l'analyse des tendances (sans oublier la phase nécessaire d'appropriation avec, par exemple, l'outil Trend Absorber d'ID Sourcing). Parmi les instituts qui ont une offre récente en tendances: Added Value, Inter View... Le benchmark s'avère également source d'inspiration et de cross fertilisation. «Nos clients recommencent à prendre de la hauteur avec un travail plus poussé d'anticipation», commente Laurent Capion, dga d'Idea Architects chez Research International et Geneviève Reynaud, directeur Innovation Idea Architects, d'ajouter: «Ils ont aussi une connaissance plus intime de leurs consommateurs et le travail sur les segmentations est plus poussé que jamais.» Chez McDonald's, qui travaille principalement avec Synovate et Id View, on reconnaît faire beaucoup plus appel au quali qu'avant. «Pour bien comprendre et bien diagnostiquer», explique Vincent Mesnage, Consumer Insight Manager de McDonald's Europe qui indique que, depuis trois ans, il a mis en place avec Numsight une étude de segmentation stratégique.
Geneviève Reynaud (research international): «Les annonceurs ont une connaissance plus intime de leurs consommateurs et le travail sur les segmentations est plus poussé que jamais.»
C'est aussi l'appel à toutes les techniques qualitatives génératrices de créativité et d'idées: ateliers créatifs, workshop, team solving..., tout ce qui peut faciliter la cocréation. Les instituts font de plus en plus appel à des experts et à des consommateurs avertis, créatifs, habitués de la catégorie. «Aujourd'hui, on peut intégrer la créativité consommateur très en amont, mais il faut cibler les communautés les plus créatives», remarque Ben Wood, Board Director d'Added Value. L'institut possède un réseau de 3 000 experts qui peuvent être sollicités à tout moment. A l'Ifop, on parle d'«inno-influencers».
Research International, de son côté, a lancé le Crea College qui réunit des artistes, de vrais créatifs qui vont travailler sur la problématique client. Le Concept Lab d'In Process rassemble, lui, des consommateurs, des concepteurs et des ethnologues. Chez ID, on propose Inno-Makers, une boîte à idées ouverte à un public large sur la Toile, motivé par son seul potentiel créatif. «Nous voulons créer une communauté de réflexion tournée vers l'invention», explique Pascale Dor. Pour Eric Singler, «il faut mieux profiter de la force créative de fanatiques«d'une marque pour travailler de nouvelles offres». Autre approche: Bel a mis en place une plateforme pour générer des idées au sein des forces vives de l'interne.
L'observation et l'ethnographie ont le vent en poupe. «2009 devrait marquer l'appropriation complète par les entreprises des études ethnographiques dédiées aux projets d'innovation. Plus que jamais, l'ethnométhodologie
Ben Wood (Added Value): «Aujourd'hui, on peut intégrer la créativité consommateur en amont, mais il faut cibler les communautés les plus créatives.»
Les critères d'évaluation
Une réflexion a été portée sur les critères d'évaluation, mettant à mal le critère «intention d'achat», considéré comme insuffisant. Pour Eric Singler, il convient d'intégrer: la visibilité, l'aptitude à véhiculer le message de manière convaincante. En même temps, les entreprises demandent plus de prédictivité dans les méthodes pour identifier plus tôt qu'auparavant dans le process les concepts/mix les plus performants. TNS Sofres améliore ainsi Concept Screener, grâce à un partenariat avec TNS Worldpanel qui permettra d'obtenir des normes validées par les chiffres des panels consommateurs et distributeurs. TNS Sofres, comme In Vivo BVA et Stratégir, insistent sur le besoin de bien évaluer l'impact du packaging en situation concurrentielle et sur le linéaire. La suite d'études Bridge de Stratégir a été développée dans ce sens. Le besoin de mesurer la visibilité en rayon redonne une nouvelle vie aux techniques d'eye tracking (TNS Sofres lance l'eyecam).
Côté Marchés tests simulés (MTS), les efforts portent sur l'amélioration de leur précision: le MarketMind de BVA, par exemple, a été optimisé à partir de nouvelles techniques statistiques. Ou sur leur allègement: Ipsos Marketing vient de lancer Designor Delight qui permet de bénéficier d'un MTS quasiment à moitié prix. «Il apporte tous les avantages du test produit tout en apportant une prévision de vente», constate Thomas Tougard qui souhaite attirer ainsi les huit innovations sur dix lancées sans marché test simulé. Research International, de son côté, vient de lancer MicroTest Nouveau, dernière génération de son test de potentiel en collaboration avec Alain Pioche et Stat'Com, outil de prédiction des ventes qui veut intégrer toute la complexité de l'environnement du produit.
Eric Singler (in Vivo BVa): «Il faut mieux profiter de la force créative de «fanatiques» d'une marque pour travailler de nouvelles offres.»
Réenchanter la marque
Enfin, pas d'innovation sans réflexion sur la marque. «On ne peut plus déconnecter l'innovation de la marque et c'est un élément majeur de l'évaluation de l'innovation», insiste Stéphane Truchi. «Nous regardons toujours ce qu'une innovation peut apporter à la marque, comment elle va la nourrir, en termes d'image, de «business». La relation de la marque et de l'innovation est essentielle», remarque Vincent Mesnage. Exit les tests en blind? L'innovation doit être, en tout cas, cohérente avec la marque. Reste à savoir si elle est crédible dans la relation que la marque a créée avec le consommateur. «C'est une évolution sociologique majeure qui induit que, dans l'évaluation de l'innovation, il convient de travailler sur les territoires de légitimité de la marque et sur le relationnel que la marque construit avec le consommateur. Il faut repartir de la relation avec le consommateur pour construire l'innovation»,
Conclut Stéphane Truchi.
Béatrice Brebion-Baubert (Newell Rubbermaid Emea): «Les processus d'innovation vont de la génération d'idées à la validation plus quantitative en fin de parcours.»
Newell Rubbermaid: travailler autrement
«Il y a trois ans, j'ai commencé à mettre en place un processus afin que tous, dans le groupe, nous ayons le même langage et les mêmes outils, et pour que nous puissions identifier des best practices et construire des banques de données, des références. Les processus d'innovation vont de la génération d'idées très en amont à la validation plus quantitative enfin de parcours», explique Béatrice Brebion-Baubert, directrice Global Consumer & Business Insight de Newell Rubbermaid EMEA. Pour la génération d'idées, Béatrice Brebion-Baubert fait appel, par exemple, à des agences spécialisées comme Ideas to Go qui recrute des consommateurs «intelligents» à l'écoute des tendances («articulated consumers») capables de rebondir sur des idées. «Ils ne nous donnent pas la réponse, mais ils nous font réfléchir, différemment, fait-elle remarquer. Au terme d'une session de trois jours avec ce type de consommateurs, nous obtenons des concepts issus du «consumer insight», c'est-à- dire du vécu propre du consommateur, de son constat, de ses besoins et de ses attentes. A partir de là, des concepts pertinents sont retravaillés et validés ensuite en quantitatif.» L'observation et l'ethnographie sont une autre façon de générer de l'insight. Le lancement, l'an dernier en Grande-Bretagne, d'une nouvelle génération de transats pour bébés sous la marque Graco, reproduisant le bercement maternel, est issu d'une phase d'observations qui a permis d'identifier les besoins des bébés et des mamans. «Ce sont des process lourds, chers, mais efficaces», constate la directrice. En 2009, elle compte mettre en place pour les équipes marketing du «consumer closeness», un outil interne qui doit permettre à des équipes de rencontrer le consommateur, mais qui sera destiné aux projets de moindre envergure. «Même si nous sommes en période de réduction des budgets, la volonté de bien faire reste intacte.» Cette façon de travailler passe aussi par la capitalisation sur les études effectuées. «Nous reprenons des études d'observation déjà réalisées et qui balayent de nombreux comportements et nous les regardons sous un angle différent. Cela suppose une évolution de la relation avec l'institut, dont le rôle s'apparente plus à un rôle de partenaire de projet.»
Pascale Zobec (La Française des Jeux): «Un jeu de tirage demande beaucoup de validations car les enjeux sont très importants.»
Comment La Française des Jeux a créé son nouveau jeu de tirage
- Le 16 mars dernier, La Française des Jeux lançait Oxo, un nouveau jeu de tirage, quotidien, très innovant pour le marché hexagonal aussi bien dans sa forme que dans la façon de gagner. Il aura fallu cinq ans pour que le concept voit le jour. «Un jeu de tirage demande beaucoup de validations car les enjeux représentent plusieurs centaines de millions d'euros», souligne Pascale Zobec, responsable des Etudes Marketing à La Française des Jeux. Un jeu comme Rapido réalise un chiffre d'affaires de 1,8 milliard d'euros, le Loto 1,2 milliard. Tout est parti en 2004 d une veille de ce qui se faisait à l'international et qui a permis de révéler des opportunités dans la gamme des jeux de tirage. «En 200s, cinq concepts ont été testés en quali pour bien comprendre les insights. Nous avons interrogé des joueurs et les avons fait réagir à des maquettes pour les projeter dans un univers le plus proche possible de la réalité», explique Marie Picot, chef de produit à La Française des Jeux. Une deuxième étude qualitative s'est déroulée fin 2006 sur trois concepts, les plus porteurs issus de la phase I, retravaillés afin de les optimiser. «Une fois émergé le bon«concept, il a fallu travailler notre tableau de lots, vérifier que tout est conforme à la législation; ce qui exige beaucoup de vérifications en termes de probabilités», poursuit Marie Picot. Parallèlement, une recherche de noms était confiée à Ipsos Insight Marque qui a également permis de travailler le design du bulletin et la communication. Une étude auprès du réseau de détaillants est venue compléter le dispositif ainsi qu'un quanti de validation. «Il nous a permis de vérifier les pistes de notre communication et défaire un mini potentiel, commente Marie Picot. C'est essentiel parce que, à partir du moment où l'on donne un cahier des charges au département informatique, on ne peut plus rien changer.»
Florence Le Naour (Bel France): «nous avons plutôt étoffé nos outils en amont, même si les tests de concepts restent des outils pertinents.»
Bel: le consommateur au coeur du processus
«Chez Bel, nous avons le souci d'échanger avec le consommateur tout au long du développement produit, explique Florence Le Naour, chef de groupe Innovations de Bel France. Et nous l'impliquons beaucoup plus tôt qu'avant pour qu'il puisse réagir et interagir avec le marketing. Nous faisons intervenir des experts (ethnologues, sémioticien, psychologique). Récemment, nous avons eu recours à l'outil HomeUse Blog de Repères pour trouver de nouveaux usages; ce qui est essentiel pour une entreprise comme Bel. Nous utilisons aussi l'observation in situ à domicile.» Les méthodes classiques ne sont pas négligées pour autant. «Pour innover, il faut comprendre le consommateur, poursuit Florence Le Naour. Nous avons donc plutôt étoffé nos outils en amonts. Nous évaluons quantitativement les recettes de nos innovations produit grâce à un outil interne que nous appelons «Jury Consommateurs», en fait un panel de 8o consommateurs qui teste régulièrement nos nouvelles recettes. Selon la problématique, nous procédons à des tests de concept quali on Une, suivis par une évaluation quantitative de potentiel, complétée selon les cas par un test à domicile, le plus souvent avec In Vivo BVA. Quant aux marchés tests simulés, nous n'y avons recours que lorsque de lourds investissements industriels sont enjeu. Nous expérimentons beaucoup avec les instituts pour trouver des méthodologies plus rapides, plus légères. L'innovation est nécessaire pour l'avenir de nos marques. Il ne faut surtout pas s'endormir.»