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La dictature de l'urgence

Publié par La rédaction le

La société serait-elle malade du temps? Entre le diktat d'Internet, qui exige de faire toujours plus vite, la consommation frénétique et la course à la productivité dans les entreprises, l'urgence dirige nos vies. Pour en finir avec cette tyrannie de l'accélération, certains plébiscitent le «slow». Objectif: redonner e la valeur au temps.

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« Si le bus ralentit, il explose. Au-dessus de 80 km / h, on vit ; en dessous on meurt.» C'est par cette citation du film américain Speed (1994) que démarre l'essai de Gilles Finchelstein, La Dictature de l'urgence, paru au mois de janvier dernier (aux éditions Fayard) . Mais si le très sérieux directeur général de la Fondation Jean-Jaurès amorce son plaidoyer pour la décélération par cette référence cinématographique, ce n'est pas pour rien. Selon lui, le film constitue une parabole du monde moderne, dans lequel il faut impérativement vivre vite pour ne pas mourir. Car aujourd'hui l'état d'urgence est partout. Le TGV réduit les distances, le speed-dating remplace le long processus de séduction, les fast-foods ont démocratisé la pratique du repas sur le pouce, les salles de marché traquent le temps 24 h / 24, la justice organise des comparutions immédiates, les médias diffusent l'information en continu... Toute la société est prise dans le même tourbillon. Le chef de l'Etat lui-même s'érige en porte-drapeau de cet état d'urgence perpétuel. « La méthode de Nicolas Sarkozy est d 'aller toujours plus vite, explique Gilles Finchelstein. Le président est omniprésent. Il est sur tous les fronts. »

Nicolas Sarkozy n'est pas seul à lutter contre le temps. La suractivité, qu'elle soit choisie ou subie, concerne de plus en plus de personnes. « L'urgence s'insinue, sans que nous le mesurions, dans notre vie personnelle, professionnelle et publique », rappelle Gilles Finchelstein. Un propos que confirme le patron de presse et fondateur de Psychologies Magazine Jean-Louis Servan Schreiber en mai 2010, dans son ouvrage Trop vite, Pourquoi nous sommes prisonniers du court terme (aux éditions Albin Michel): « Ce sujet renvoie à l'un des paradoxes de notre époque, puisque nous travaillons trois fois moins qu'il y a un siècle et pourtant nous nous sentons constamment débordés. » La preuve, selon une étude menée par l'institut Ipsos pour le cabinet Thomas Marko & Associés et les laboratoires Merck en octobre 2010, les Français souhaiteraient qu'une journée dure en moyenne 28 heures, pour pouvoir concilier tous les aspects de leur vie. En effet, 37 % des Français rencontrent des difficultés décrites comme «importantes» pour réussir à accorder ces différents domaines. Pire, selon ce sondage, le manque de temps conduit à négliger certaines valeurs constitutives du bien-être: «les loisirs avec les enfants» (pour 62 %des personnes interrogées), «le sommeil» (59 %), «le couple» (57 %), «le bien-être» (55 %). Au final, cette perte de contrôle sur sa propre existence conduit un Français sur deux à déclarer «qu'il passe à côté de sa vie» ou qu'il est «prêt à tout quitter». « Dans tous les aspects de la vie, rien ne résiste à l'accélération, constate Paul Virilio, philosophe et urbaniste. Les liens se relâchent. Le rapport au réel est devenu beaucoup trop rapide pour que la cohésion perdure. Par exemple, un couple d'aujourd'hui est aussi infidèle qu'il y a deux siècles, mais cela arrive beaucoup plus rapidement. De même, dans les années cinquante-soixante, une famille déménageait en moyenne tous les dix ans. Dans les années quatre-vingts, le taux de rotation s'était réduit à cinq ans. »

A la chasse aux temps morts

Paradoxalement, ces déceptions ne freinent en rien la rentabilisation à outrance du temps libre. A tel point que le repos est considéré par tous comme un pays de Cocagne. En effet, si les Français disposaient de plus de temps, le sondage annonce que près d'un sur deux s'accorderait en priorité «des plages de détente et de sommeil», un sur trois ferait «plus de sport» et un sondé sur quatre tenterait d'avoir un rythme de vie plus équilibré. Un constat qui dérange Nicole Aubert, sociologue, psychologue et coauteur du Culte de l'urgence (aux éditions Flammarion). Pour ce professeur à l'ESCP Europe, l'équilibre s'éloigne de plus en plus, que ce soit sur le plan professionnel, conjugal, personnel ou familial, puisque « nous cherchons à accomplir le maximum de nos potentialités ».

Un phénomène qui se rencontre plus souvent encore chez les femmes. Cuisine, tâches ménagères, éducation des enfants... A peine rentrées du travail, elles doivent s'adapter à un autre rythme, celui de la vie à la maison. Résultat, pour gagner du temps, elles recourent à de nouveaux procédés. C'est ce que démontre l'enquête menée par Ipsos et WebMediaGroup en février dernier sur les «digital mums». Désormais, 90 % des mères internautes effectuent au moins une fois par mois un achat sur Internet. Selon l'étude, ces nouveaux modes de consommation sont essentiellement motivés par le manque de temps et les horaires de travail contraignants.

Ainsi, à force d'accroître sa productivité dans tous les domaines, le temps libre se calquerait-il progressivement sur l'organisation du temps travail? « Sans aucun doute, répond Nicole Aubert. La société impose le culte de la performance à tous les niveaux. Désormais, nous vivons selon le précepte: «plus j'agis, mieux je vaux». Autrement dit, maîtriser le calendrier compte davantage qu'avoir du temps pour soi. » Ce phénomène s'observe aussi dans le secteur du loisir par excellence, le tourisme. Les voyageurs s'empressent de prendre l'avion plutôt que le train et optent pour des formules tout compris au lieu de prendre le temps d'organiser eux-mêmes la visite du pays de leur choix. « Plus personne ne profite de l'expérience du transport, de contempler les paysages, bref de prendre le temps de voyager, constate Nicole Aubert. Même sur le lieu de vacances, les gens cherchent à optimiser leur temps. Ils emprisonnent quelques souvenirs dans leur appareil photo et ajoutent le pays à leur tableau de chasse. La preuve, on ne dit plus «j'ai visité le Sénégal» mais «j'ai fait le Sénégal». » Dans un registre plus quotidien, on constate que même les moments de repos sont assujettis à la rentabilité. Dans les transports en commun, tout temps mort est scrupuleusement évité. Les tapis roulants accélèrent les déplacements des usagers. Le temps d'attente du prochain métro est indiqué sur le quai et la carte Navigo permet de passer plus vite entre les tourniquets. Même chose à l'intérieur du TGV. Au lieu d'observer le paysage qui défile, le voyageur fait sa liste de courses, téléphone ou travaille sur son ordinateur portable. « On bouge en bougeant », résume Cécilia Tassin, spécialiste de la veille tendancielle et directrice associée de l'agence de design et de conseil en innovation Black & Gold. A ce sujet, elle parle d'une société qui « a peur du vide, de la contemplation et de l'échange ».

La faute au progrès technique

Pour la philosophe Hannah Arendt, « le progrès et la catastrophe sont l'avers et le revers d'une même médaille ». L'essayiste Paul Virilio va plus loin. L'homme prophétise l'apocalypse, qu'il appelle « l'accident intégral ». La cause? La course à la vitesse, bien évidemment. « Nous sommes passés de la révolution des transports à la révolution cybernétique, relate-t-il. Avec Internet, les millions d'échanges boursiers à la seconde et la diffusion des informations en temps réel, notre planète est dirigée par des logiciels que l'on maîtrise de moins en moins. » Un avis auquel se rattache Gilles Finchelstein. Selon lui, s'il est impossible de déterminer une cause unique à cette dictature de l'urgence, il est clair que le progrès technique y tient une grande part de responsabilité, notamment la numérisation et Internet. Et l'auteur cite l'exemple du baladeur d'Apple, l'iPod: « La mémoire du premier appareil, sorti en 2001, était de 10 Go ; celle du dernier, commercialisé, en 2008, s'élève à 120 Go. On est donc passé de 2 500 à 30 000 chansons. » Une avancée technologique fulgurante en l'espace de quelques années, alors que dans la seconde partie du siècle dernier, la télévision et l'automobile ont mis des décennies avant de devenir des produits de masse. D'ailleurs, selon une étude du Credoc, entre 1998 et 2009, le taux d'équipement en téléphone mobile est passé de 11 % à 82 %. Quant à l'ordinateur à la maison, son taux a grimpé en flèche (il est passé de 23 à 74 %), comme celui d'Internet (4 % en 1998 et 67 % en 2009). Un autre facteur explique ce discours anxiogène: la mondialisation de l'économie. Avec l'extension du marché à de nouveaux secteurs et produits, la concurrence s'est accrue et a exercé une forte pression sur la productivité au travail. Les systèmes financiers ont montré qu'ils pouvaient bouleverser l'ensemble de l'économie mondiale. Le management de l'hyperefficacité a, hélas, fait de récents dégâts, en poussant certains salariés au suicide. Les grandes entreprises publient maintenant leurs comptes tous les semestres, voire tous les trimestres. Bref, la pression au travail s'est accentuée. « Les moments de pause se réduisent à peau de chagrin, constate Véronique Varlin, directrice des études de l'agence EuroRSCG-C&O. Les 35 heures ont eu un effet positif hors du travail mais ont participé à l'intensification de la productivité pendant les heures de travail. » Et dans cette période qui voit « triompher la cupidité », selon les termes du prix Nobel d'économie Joseph Stiglitz, les dirigeants d'entreprise ont partiellement cessé de prendre en considération le bien-être de leurs salariés. Et pour cause: ils doivent s'employer à compenser les pertes de bénéfices dues à la réduction du temps de travail. Le contrôle du temps est donc devenu une priorité. C'est également la thèse de Gilles Finchelstein: « Cette volonté forcenée de s 'enrichir à tout prix et à toute vitesse a placé toute la société sous tension et a contribué à la dictature de l'urgence. » Une course à l'enrichissement, qui donne par ailleurs le sentiment d'atteindre le bonheur. En effet, l'étude de TNS Sofrès portant sur le «bonheur intérieur brut» de mars 2010 montre qu'un Français sur deux estime que l'argent est indispensable à son bonheur. Au final, pour les salariés, à défaut de pouvoir profiter réellement de leur temps libre, l'augmentation de leurs revenus leur donne l'impression de contrôler leur vie. Pour la sociologue et psychologue Nicole Aubert, la conséquence ultime de cette pression ambiante est la «dépression d'épuisement», pathologie qui existe depuis les années quatre-vingts: « La personne alterne entre agressivité et anxiété, sa capacité à entrer en contact avec les autres diminue et elle finit par tomber de fatigue. » Cette maladie du temps n'existe pas qu'en France, certes. Mais selon Véronique Varlin, le phénomène tend à s'amplifier davantage dans l'Hexagone: « La passion de l'égalité, les idéaux républicains, la baisse d'influence de la religion et l'érosion d'un Etat-providence qui a terminé de nous assister ont fait des Français les champions du pessimisme envers l'avenir. » Une explication au fait qu'ils soient les plus gros consommateurs de psychotropes au monde?

Cécilia Tassin

(Black & Gold): « Les excès des dernières décennies ont créé un sentiment de saturation et un désir de désintoxication. Aujourd'hui, les gens reviennent à l'essentiel. »

L'apologie de la lenteur

Dans ce contexte parfois hostile, certains ont opté pour une stratégie de repli. Le but est de lutter contre l'accélération générale, en prenant le temps de vivre. C'est ainsi qu'a émergé le slow food dans l'alimentation, mouvement créé par le journaliste gastronomique Carlo Petrini en 1986. Lancé au départ pour contrer l'invasion des fast-foods - considérés pour beaucoup comme le symbole de toutes les dérives - le slow food s'est vite structuré autour de valeurs écologiques et fait l'apologie de la nourriture faite maison. Un mouvement qui s'avère de moins en moins marginal et qui a fait des émules. Slow parenting, slow management, slow money, slow travel ou encore slow sex: l'essor récent des nouvelles tendances issues de ce mouvement conduit à reconsidérer la plupart des activités habituelles. « Les excès des dernières décennies ont créé un sentiment de saturation et un désir de désintoxication, qui font qu'aujourd'hui les gens reviennent à l'essentiel », explique Cécilia Tassin. Et ces mouvements font de plus en plus d'adeptes. Au point qu'ils interfèrent avec le discours des marques. A l'exemple du TGV, qui a troqué sa signature «Prenez le temps d'aller vite» pour «Plus de vie dans votre vie». Aux Etats-Unis, une journée annuelle baptisée «Take back your time day» («Journée où l'on prend son temps») met le farniente à l'honneur. Au programme: une longue pause déjeuner, des massages d'un quart d'heure et des séminaires consacrés aux dangers du surmenage. Aujourd'hui, seule une poignée d'entreprises semble avoir compris l'importance des temps de repos pour les salariés. Procter & Gamble s'est ainsi dotée de fauteuils de sieste MetroNaps, tout comme PricewaterhouseCoopers et Cisco.

Enfin, au sein de cette slow attitude, un mouvement s'est fortement internationalisé: le slow city. Via un manifeste composé de 70 recommandations, l'objectif des municipalités partenaires du réseau des villes lentes est d'assurer une bonne qualité de vie à leurs habitants, en limitant les déplacements (soutien aux entreprises de proximité) et en veillant à la qualité de l'environnement. Aujourd'hui, près de 140 agglomérations dans vingt et un pays se sont rangées sous la bannière du slow, dont l'emblème est l'escargot. Le mouvement a gagné la France, avec la ville de Segonzac en Charente. «Le slow city revêt une importance particulière, car il permet de créer un environnement dans lequel les gens peuvent résister à la pression des horaires et à l'injonction de faire tout au plus vite », résume Carl Honoré, journaliste canadien et auteur de l'essai L'éloge de la lenteur (aux éditions Marabout).

Véronique Varlin (Euro RSCG-C&O):

« L'érosion d'un Etat-providence qui a terminé de nous assister a fait des Français les champions du pessimisme envers l'avenir. »

Carl Honoré (journaliste):

« La prise de conscience écologique est la meilleure façon de reconstruire un intérêt général collectif. »

L'écologie aux avant-postes

Le mouvement slow city, à sa façon, inscrit le retour du bien-être dans une problématique environnementale. « La prise de conscience écologique est la meilleure façon de reconstruire un intérêt général collectif, soutient Carl Honoré. Tout simplement parce que nous courons tous les mêmes risques devant les dérèglements climatiques. » Pour Monique Large, de l'agence de conseil en innovation Dezineo, « les individus aspirent à plus d'authenticité et s'intéressent davantage au thème de la nature, qui devient le leitmotiv d'un renouveau de la consommation ». Et les marques ont compris l'intérêt des consommateurs pour l'écologie. A l'image de Renault, qui lance au second semestre sa gamme de véhicules électriques. Une petite révolution, puisque ces derniers, moins rapides que les automobiles thermiques, séduisent difficilement les consommateurs avides de moteurs puissants. Ce nouvel impératif marketing va de pair avec les attentes des Français, selon Véronique Varlin: « 67 % d'entre eux déclarent trouver les marques et entreprises qui pratiquent le développement durable «généralement plus modernes et en avance par rapport aux autres». L'exemple de Renault montre que la modernité n'est plus liée à la démesure. »

Gilles Finchelstein, pour sa part, préconise une autre solution. S'il penche également pour une décélération qui libérerait de la tyrannie de l'instant, il se garde de prescrire l'adhésion au mouvement slow. Pour tirer les Français de leur déprime, il leur propose de redonner de la profondeur au temps, afin de « retrouver un passé et un futur ». Sa méthode? Se projeter, c'est-à-dire poursuivre des objectifs à dix, voire vingt ans. Ou encore plaider pour la démocratie participative, afin de recréer du lien entre les citoyens. Une série d'idées pas si lointaines de celles de Paul Virilio: « A l'origine, l'université s'est créée dans les années 1000 pour vaincre la barbarie et des grandes peurs. Aujourd'hui, le schéma n'est pas si différent. Il faudrait recréer une agora de ce type pour faire face au désastre, être ensemble pour affronter le temps présent. » La société pourrait donc changer de rythme afin d'éviter sa perte.

 
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