Recherche

L'écrit, une espèce en voie de disparition?

Dans notre société dominée par les écrans et les images chocs, l'écrit a-t-il encore sa place? Nées avec Internet elles technologies, les jeunes générations pourraient bien avoir perdu le goût de la lecture et de l'écriture, du moins surr le papier. Simple évolution des comportements ou véritable bouleversement de fond? Les avis sur la question divergent fortement.

Publié par le
Lecture
54 min
  • Imprimer

@ Antonella Grandoni/Fololia

A l'heure où les ados parlent entre eux en langage SMS, où des millions de téléspectateurs se passionnent pour des émissions de téléréalité aux dialogues souvent affligeants, où le nombre de gros lecteurs ne cesse de baisser et où les enfants semblent davantage passionnés par les jeux vidéo que par les livres, les mots et l'écrit en général sont-ils en voie de disparition? La question mérite d'être posée. D'autant plus que les jeunes générations ont été bercées par la télévision, les consoles de jeux et le mobile. On peut donc légitimement se demander si, pour eux, les mots revêtiront encore dans un futur proche une importance particulière.

@ Archives Larousse

@ Archives Larousse

Le jeu Scrabble, symbole par excellence du goût des lettres, serait-il donc voué à croupir dans un placard? Dans sa campagne de communication débutée en 2008 et baptisée justement «Bravo les mots», la marque du groupe Mattel fait tomber les idées reçues selon lesquelles le jeu serait ringard. L'agence Ogilvy a, en effet, représenté les grilles de Scrabble par des images attractives et contemporaines, dans le but de faire redécouvrir la magie des mots. Comme le résume Marc-Antoine Jarry, directeur du planning stratégique de l'agence, il s'agissait de «montrer que les mots peuvent être cool». Et surtout de «dépasser cette forme d'opposition entre l'image, les mots et l'écrit», en repassant au contraire «par la séduction de l'image pour montrer que, derrière, les mots sont passionnants et peuvent donner des croisements incroyables». De même, pour son édition 2010, Le Petit Larousse a introduit des dessins de 40 illustrateurs, à l'instar de Miss. Tic, pour représenter le sens de 400 mots. «Cette intrusion du dessin des mots dans un dictionnaire s'est rarement vue», remarque Jacques Florent, directeur éditorial Encyclopédies chez Larousse.

Vers une mutation anthropologique?

Finalement, à travers son travail sur Scrabble, Marc-Antoine Jarry a identifié «pas tant le fait que les mots soient en recul, mais qu'ils aient perdu potentiellement de leur primauté dansl'environnement culturel.» Bernard Poulet, rédacteur en chef de L'Expansion et par ailleurs auteur du livre La fin des journaux et l'avenir de l'information (Gallimard), parle même de «possible mutation anthropologique». S'il est encore difficile de définir clairement ce qui se passe, il est en effet évident que le rapport à l'écrit et à la lecture est en plein bouleversement. Ainsi TNS Sofres révèle, dans une étude réalisée pour La Croix en mars 2009, que si les lecteurs représentent près de 69 % de la population française, ils lisent moins. En 1981, ils étaient 42% à déclarer lire plus de cinq livres par an, aujourd'hui, ils ne sont plus que 35%. Quant aux gros lecteurs lisant plus de 20 livres dans l'année, ils sont tombés de 14% en 1981 à 10% en 2009, au profit des petits lecteurs: 34% lisent entre un et cinq livres. Et il en va de même pour la presse écrite. «On constate une baisse de lecture des journaux. Un phénomène qui existait avant même les nouvelles technologies et qui a été renforcé avec la pénétration rapide des instruments digitaux», observe Bernard Poulet. Dans son ouvrage, il montre ainsi le désintérêt croissant des jeunes lecteurs, et, dans une moindre mesure, des moins jeunes, pour «la chose imprimée»: «59% des Français de plus de 15 ans lisaient un quotidien en 1967, alors qu'en 2005 il n'y en avait plus que 34%. Et près de 43% des lecteurs de la presse quotidienne nationale ont plus de 50 ans.» Cette baisse n'est certes pas nouvelle. Elle remonte déjà à une bonne trentaine d'années. Reste que de nouveaux facteurs viennent amplifier le phénomène, notamment une diminution et une dispersion de l'attention. Bernard Poulet parle même? d'une «bataille pour l'économie de l'attention, de temps disponible et de la capacité de concentration.» De fait, «la multiplication des sollicitations et des supports rend le temps disponible pour la lecture plus limité».

Ballottés pendant leur temps libre entre les activités extrascolaires et sportives, les jeux vidéo, les émissions télévisées, les enfants ont moins de temps à consacrer à la lecture. «Il y a trop de choses à faire, y compris pour les adultes», remarque Bernard Poulet.

Dans son édition 2010, Le Petit Larousse a fait illustrer 400 mots par des illustrateurs de renom, afin d'associer images et mots.

Dans son édition 2010, Le Petit Larousse a fait illustrer 400 mots par des illustrateurs de renom, afin d'associer images et mots.

 

 

justice, par Miss Tic.

justice, par Miss Tic.

 

 

un beau brin de fille, par Soledad.

un beau brin de fille, par Soledad.

 

 

malade, par Cabu.

malade, par Cabu.

Vers une lecture zapping

Internet et les nouvelles technologies, sans être à la source même du problème, amplifient toutefois cette tendance, et viennent modifier la façon d'appréhender la lecture et l'écriture. Dans son numéro d'été, le mensuel Books s'est penché justement sur l'effet de la Toile sur nos comportements, avec un titre volontairement provocateur: «Internet rend-il encore plus bête?». Dans son édito, Olivier Postel-Vinay met en avant le livre d'une journaliste américaine, Maggie Jackson, qui démontre que «nous sommes passés à un mode de «distraction» permanente, qui se traduit par une baisse des facultés d'attention, de concentration, de profondeur dans la réflexion et les relations humaines.» Finalement, précise-t-il, «c'est notre culture qui est menacée.» De fait, sur le Web, l'internaute surfe d'un site à un autre, piochant par-ci par-là des bribes d'informations, zappant d'une idée à une autre. «Nous avons tendance à aller déplus en plus vite, et donc à consacrer moins de temps sur un seul sujet, sur un long article, sans parler des livres», souligne Bernard Poulet. La lecture se fait sur le mode du zapping. «De plus en plus de personnes lisent des extraits d'oeuvres», précise Chantal Horellou-Lafarge, chercheur au CNRS et coauteur avec Monique Segré de la Sociologie de la lecture (La Découverte). «La lecture, ajoute-t-elle, devient alors utilitaire.» Et les jeunes, malheureusement, oublient de plus en plus le fait que lire peut procurer du plaisir. «Le livre est désacralisé. La lecture aussi, constate Chantal Horellou-Lafarge. On se balade, on choisit, c'est à la carte.» Amazon vend I ainsi des extraits d'oeuvres, très prisés aux Etats-Unis. En effet, comme l'explique Valérie Lévy-Soussan, directrice de collection d'Audio- lib, les Américains ont une «culture de l'abréviation». Ils sont également très friands des livres audio. Parcourant souvent de longues distances en voiture, ils apprécient d'y écouter des livres qu'ils n'auraient pas le temps de lire autrement.

Valérie Lévy-Soussan (Audiolib):

«Avec les façons de vivre actuelles, l'audiobook va progresser.»

A la recherche de la bonne histoire

Si le marché du livre audio fonctionne bien aux Etats-Unis, en France sa confidentialité est due principalement à un manque de choix. Les acteurs tentent donc de dépoussiérer le secteur en modifiant l'offre pour la rendre plus contemporaine, à l'instar de Gallimard et d'Audiolib. Ce dernier commercialise aujourd'hui plus de 80 titres, et a réussi à prendre la première place du marché grâce à un renouvellement de l'offre, des titres d'actualité et des best-sellers, ce qui a permis d'attirer à la fois une nouvelle clientèle, mais aussi l'attention des libraires. Alors qu'un livre audio est généralement tiré en France entre 2 500 et 5 000 exemplaires par titre, la version audio de la trilogie Millénium s'est ainsi écoulée à 30 000 exemplaires. «Avec les façons de vivre actuelles où les parcours en voiture sont importants, l'audiobook va progresser», prévoit Valérie Lévy-Soussan.

S'il représente moins de 1% du marché du livre, il a tout de même augmenté de plus de 50% en 2008. Valérie Lévy-Soussan en parle comme d'une nouvelle «manière de partager et d'écouter des choses ensemble», se rapprochant de la «tradition de la lecture à voix haute». En outre, écouter un livre peut rendre service, mais aussi redonner le goût de la lecture.

On ne peut donc pas dire que le livre soit mort! Pour preuve, le succès, tant auprès des adolescents que des adultes, de sagas de plusieurs tomes. J.K. Rowling a ainsi vendu plus de 26 millions d'exemplaires de Harry Potter en langue française et 400 millions dans le monde! Et Stephenie Meyer plus de 3 millions d'exemplaires de Twilight en France. Preuve que de nombreux lecteurs sont encore prêts à lire des romans de près de 900 pages, et même à transformer la sortie des tomes en véritables événements. «Quand il y a une bonne histoire, cela fonctionne», remarque Marc-Antoine Jarry. Marie-Claude Penloup, maître de conférences en sciences du langage et de la communication à l'Université de Rouen, estime même que «tout ce qui serait de l'ordre d'une diminution ou d'une fin d'une société de l'écrit serait une erreur absolue». Pour elle, c'est tout l'inverse qui se produit: «Tous les indicateurs nous montrent que l'écrit reste extrêmement important, y compris pour la jeune génération. Internet a nettement amplifié toutes les activités de lecture et d'écriture que pouvaient avoir un enfant ou un adolescent.» C'est en revanche la nature de ce qui est lu et les supports qui ont changé, et non le fait de lire en lui-même. Car nous sommes, insiste-t-elle, «dans un monde totalement immergé dans l'écrit».

L'écriture électronique y contribue d'ailleurs énormément. En France, on compte ainsi 9 millions de blogs, dont 2,5 millions de blogs actifs. Marie-Claude Penloup ne s'en inquiète pas. Au contraire, elle estime que l'écriture électronique n'est pas concurrente de l'écriture traditionnelle et que l'on peut très bien à la fois tenir un journal intime papier, des carnets de voyages ou encore des cahiers à idées, et un blog en ligne. En outre, elle constate dans ces écrits électroniques une sorte de mélange entre l'écrit et l'oral, mais aussi entre les langues: «On voit de plus en plus de Français chatter, écrire des mots franco-anglais, passer d'une langue à l'autre à l'écrit alors qu'avant c'était exclusivement réservé à l'oral.» Le Web favorise donc les contacts interculturels. Si Marie-Claude Penloup concède qu'une «quantité d'heures effarante est passée devant les écrans» et que ces derniers ont profondément bouleversé nos modes de vie, elle insiste bien sur le fait qu'en aucune manière la disparition de l'écrit est réelle. «Cela ne veut pas dire que l'écran n'est pas omniprésent, souligne-t-elle. Mais, par le biais de l'écran, il y a de l'écrit».

En outre, le nombre croissant d'ateliers d'écriture montre bien que, contrairement à ce que l'on pourrait littéraire», selon les termes de Marie-Claude Penloup. Désir d'expression de soi, à l'instar des cours de théâtre, goût pour les mots, ces ateliers d'écriture reflètent aussi un «intérêt global pour un écrit non strictement communicatif utilitaire et fonctionnel», se réjouit Marie-Claude Penloup. Et, de fait, Bernard Poulet concède que le rapport à l'écrit n'a pas disparu, puisque «pour l'instant, l'essentiel des nouvelles formes de communication passe par du texte». Reste qu'aujourd'hui la lecture des grands classiques diminue nettement. Il observe ainsi «l'existence de nombreuses lectures et de nombreux textes, mais peut-être un peu lapidaires, parfois peu respectueux de la syntaxe et de l'orthographe.» Il ne faut donc pas se cacher que de profonds bouleversements sont à l'oeuvre. Certes, les ventes de livres ne sont pas en baisse, mais certains auteurs de best-sellers ne brillent pas par la qualité de leur style... «L'industrie du livre ne se porte pas mal, constate Bernard Poulet. Mais il faut voir ce qu'il y a derrière.»

@ C. Hélle/Gallimard

Bernard Poulet (L'Expansion):

«Nous pouvons nous demander si nous n'allons pas revenir à une société de la transmission orale.»

Comprendre le sens des mots

Il observe le même écart entre l'apparence et les faits dans l'univers de l'information. Il semblerait, en effet, que l'on n'ait jamais autant consommé d'informations qu'aujourd'hui. «C'est à première vue exact», poursuit Bernard Poulet. Il n'en demeure pas moins que si l'on entend parler de ce qui se passe à l'autre bout du monde, on n'en comprend pas forcément tous les tenants et les aboutissants. «Comprend-on ce qui s'y passe? Non!, répond-il. Nous n'avons jamais autant voulu être au courant des événements du monde, mais nous sommes de moins en moins capables d'avoir le sens des choses. Nous sommes au courant, mais pas informés en réalité.» Le paradoxe est bel et bien prégnant. Le rédacteur en chef de L'Expansion remet ainsi en cause la qualité de l'information fournie aux citoyens dans son livre. Il y écrit que «la disparition des journaux ne serait pas une catastrophe si d'autres formes de diffusion de l'information, notamment sur Internet, remplaçaient les journaux. Mais voilà: derrière l'abondance des informations sur le Web, la multiplication des sites et des journaux gratuits, le flot des commentaires de toutes sortes, force est de constater l'appauvrissement des contenus. C'est un cercle vicieux. Plus elle se banalise, moins l'information intéresse les lecteurs, notamment les plus jeunes, et moins elle attire le financement de la publicité.» Steve Jobs, le patron d'Apple, avait frappé un grand coup à l'occasion du lancement du livre électronique d'Amazon, en déclarant (comme le cite Bernard Poulet dans son livre): «C'est un concept stupide. Qu'importe si ce produit est bon ou mauvais puisque, en réalité, les gens ne lisent plus. 40% des Américains ont lu moins d'un livre l'an dernier. C'est toute la conception de ce produit qui est fausse au départ, puisque les gens ne lisent plus.» On peut s'alarmer qu'un homme aussi influent pense en ces termes. On peut aussi se dire qu'il se trompe et que les livres ne disparaîtront pas du jour au lendemain. Plus probablement, comme l'estime Bernard Poulet, il y aura une information et une lecture à plusieurs vitesses. «Il existera toujours de gros lecteurs, même si leur nombre tend à se réduire», explique-t-il. Et de se demander si nous ne nous dirigeons pas «vers une société où il y aura une élite, une minorité de gens qui continueront à lire, à étudier les oeuvres et les classiques, et l'immense masse de gens qui surferont, prendront des extraits, ou ignoreront purement et simplement les oeuvres classiques?» C'est en tout cas un vrai problème, qui rejoint celui de la presse. En effet, celle-ci a tendance à devenir au moins à deux vitesses, observe Bernard Poulet: «Une information riche pour les riches, une information pauvre pour les pauvres. Le gratuit d'un côté, et l'information de plus en plus payante de l'autre.»

Marie-Claude Penloup (Université de Rouen) :

«Tous les indicateurs nous montrent que l'écrit reste extrêmement important, y compris pour la jeune génération.»

Véronique Girard (SmartNovel):

«SmartNovel permet de renouer avec une tradition littéraire française du XIXe siècle: le roman-feuilleton.»

Retrouver le goût de la lecture

C'est bel et bien un autre monde qui voit le jour. Un monde où la facilité des textes courts, des images chocs et des compilations d'informations brèves répétées à l'infini sur la Toile semble de plus en plus prédominer sur la réflexion de textes longs et le plaisir d'analyser, de s'évader et de goûter au sens des mots et des histoires. Alors, si mutation anthropologique il y a, espérons qu'elle ne donne pas lieu à une disparition du goût pour la lecture et l'écriture. «Nous ne savons pas trop ce qu'il y a d'irréversible et de réversible dans ce qui est en train de se passer, note Bernard Poulet. Un monde différent se dessine, ce qui ne veut pas dire un monde moins intelligent. Les jeunes gens qui surfent, qui vont d'un sujet à un autre très rapidement, ont des QI souvent supérieurs à ceux de leurs parents. Ils ont d'autres habiletés. Mais nous pouvons nous demander si nous n'allons pas revenir à une société de la transmission orale.» C'est pourquoi Marc-Antoine Jarry propose de dépasser le débat stérile d'opposition entre l'image et l'écrit. «Si l'on veut réinstituer l'écrit et sa capacité à mettre en perspectives, à être précis, à être poétique, à faire rêver, il faut trouver des formes contemporaines pour le faire», préconise-t-il. L'initiative lancée par Véronique Girard, directeur littéraire de Smart-Novel et rédactrice en chef de Je Bouquine, semble aller dans ce sens. Depuis juin dernier, SmartNovel propose un roman-feuilleton sur mobile. Les lecteurs peuvent suivre l'histoire de Thomas Drimm, de Didier Van Cauwelaert, à raison d'un épisode par jour. SmartNovel répond ainsi aux nouvelles formes de mobilité et au temps de plus en plus long passé dans les transports en commun. L'entreprise surfe également sur la vague des séries télé. «Nous sommes vraiment dans un dispositif qui ressemble à une série TV, explique Véronique Girard. On devient «addict» aux personnages, on a envie de les retrouver et de savoir comment évolue leur histoire.» L'initiative, qui va se poursuivre avec des textes inédits d'autres auteurs, représente à la fois une nouvelle manière de produire de la fiction, mais aussi une possibilité de toucher de nouveaux lecteurs, voire d'inciter des non-lecteurs à retourner en librairie. Leur faire découvrir la magie des mots en somme et le bonheur de se retrouver dans une bulle le temps d'une lecture. D'autant que si la lecture et l'écriture permettent de s'évader, ils sont aussi générateurs de discussions et d'échanges. Ils sont même les bases de toute démocratie. Car les mots ont un pouvoir de taille, celui de mieux comprendre le monde.

35%

C'est la proportion de Français qui lisent plus de 5 livres par an.
Source: TNS Sofres pour La Croix

AURELIE CHARPENTIER

S'abonner
au magazine
Se connecter
Retour haut de page